Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 239-240, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Gustave Flaubert

Ministère
de l’Instruction Publique
et des Beaux-Arts
Secrétariat
1er bureau
Paris, le 17 8bre 1879.
Je ne vous ai point répondu, mon cher Maître, parce que votre lettre m’a contraint à faire plusieurs démarches et que je n’ai point encore toutes les réponses attendues.
J’ai d’abord une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Vous avez fait une erreur au sujet de votre pension qui n’a point été changée ; et vous avez pris pour une mesure exceptionnelle l’avis d’ordonnancement qui est envoyé tous les trois mois aux hommes de lettres qui sont titulaires de pensions de l’État. Ces pensions portent, au budget, le nom d’indemnités. De là une confusion. J’étais tellement étonné de cette augmentation qui me paraissait impossible avec les crédits dont dispose le Ministre, que j’ai été tout de suite prendre des renseignements au Cabinet. La lettre que vous avez reçue est simplement la lettre circulaire qu’on envoie à tout le monde.
Pour savoir les formalités à remplir afin de toucher pour vous, j’ai été obligé de m’adresser au ministère des Finances, mais je n’ai point encore la réponse ; je vous l’enverrai aussitôt qu’elle me sera parvenue.
Je compte aller passer avec vous le dimanche qui suivra la Toussaint.
Et Nana ? Je vous envoie un article phénoménal de Zola sur le roman expérimental !.......
Un certain M. Champsaur1, rédacteur au Figaro m’a demandé des détails biographiques sur moi — Il veut faire l’entourage de Zola. Je lui ai écrit qu’à six ans je faisais le désespoir de ma bonne par mon obscénité, qu’à 17 j’étais renvoyé d’une maison ecclésiastique pour irréligion et scandales divers ; et qu’aujourd’hui mon amie Suzanne Lagier, dont l’opinion fait loi en matière de mœurs, trouve que j’en manque absolument. Goinfre et lubrique je pense que tout le bonheur de la vie consiste dans la satisfaction de ses vices ; et je cherche à multiplier les miens, etc., etc. — Il a dû faire une bonne tête en recevant cette lettre fort polie du reste et pleine de remerciements. Son article doit paraître demain. On voit sur les boulevards et dans les rues des files d’hommes en blouse portant des bannières sur lesquelles on lit NANA par Émile Zola, dans le Voltaire ! Quelqu’un me demanderait si je suis homme de lettres, je répondrais « Non Monsieur, je vends des cannes à pêche » tant je trouve cette folle réclame humiliante pour tous.
Adieu, mon cher Maître, je vous embrasse filialement en vous serrant les mains.
Mille choses affectueuses à Madame et à Monsieur Commanville s’ils sont revenus près de vous.
Guy de Maupassant2

1 Félicien Champsaur, romancier populaire (1859-1934).
2 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N° 1894).