Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 266-268, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre précédente : 165 Lettre 168 — Lettre suivante : 169
Sommaire chronologiqueSommaire alphabétique

À Gustave Flaubert

Ministère
de l’Instruction Publique
et des Beaux-Arts
Secrétariat
1er bureau
Paris, [18] février 1880.
Mon bien cher Maître,
Je commence par vous remercier du fond du cœur de la lettre1 que vous avez bien voulu m’envoyer. Je vous parlerai tout à l’heure du côté pratique.
Je veux d’abord répondre à vos attaques2 ! ! ! Quels sont les canaux autorisés ? Un habitué du salon de Mme Adam, ami très intime de la dame, et fonctionnaire dépendant du ministère de l’Instruction publique, mon obligé, est venu me trouver pour me rapporter confidentiellement une conversation tenue la veille dans le salon de Mme Adam.
On a parlé de moi, de mon procès, disant que c’était bien fait, que tout l’entourage de Zola y passerait jusqu’au moment où lui-même, affolé par l’impunité, serait condamné à son tour. Mme Henry Gréville, présente, nous a traités de misérables à propos de notre volume de nouvelles. En somme, on a félicité le Parquet d’Étampes d’avoir pris l’initiative des poursuites, cela je le garantis.
2° Saisie de Nana. Mon auteur est le sieur Charpentier lui-même, qui, sur un ordre du Parquet de lui faire connaître le nom de ses brocheurs, a perdu la tête, a couru prévenir Zola, puis les libraires, et a caché chez des amis tous les exemplaires qu’il avait dans sa librairie ! ! ! ! La saisie de Nana a été la grande conversation des couloirs du Théâtre-Français le soir de Daniel Rochat3. C’était une fausse alerte, ou peut-être (et c’est ma croyance) une bonne farce faite à Charpentier par un membre du Parquet : car on avait besoin, en effet, du nom de ses brocheurs ordinaires, mais pour autre chose.
3° Nomination de La Rochelle. Le secrétaire particulier de mon ministre me l’avait annoncée. La mort de M. Mulot ne m’étonne guère ; je vous ai dit en revenant à Croisset qu’il m’avait l’air très malade, vous devez vous en souvenir.
Revenons à votre lettre. Je l’ai donnée au Gaulois avec l’assentiment de Raoul Duval. La leur reprendre me fâcherait avec le journal et serait en outre bien difficile. Mais je viens d’aller voir Mirbeau, et je lui ai défendu de la laisser publier sans mon ordre. II m’en a fait faire une copie, que je vous envoie, puisque vous désirez la relire. Raoul Duval est d’avis de supprimer les quelques lignes qui commencent par : « Un Conseil. » Il ne faut pas leur donner cette idée, dit-il. Je crois qu’il a raison. J’ai vu M. Cordier, qui va s’occuper de mon affaire. Je n’ai pu réussir à trouver d’Osmoy ni Bardoux, mais j’y retournerai. J’ai été également deux fois chez Laurent Pichat sans le voir — mais vive Raoul Duval ! Maintenant, j’ai un autre embêtement bien plus grave que mon procès. Je n’y vois presque plus de l’œil droit. Mon médecin est un peu inquiet et croit à une congestion de je ne sais quelle partie de l’organe. Enfin, c’est à peine si je puis vous écrire en fermant cet œil ; il me faut mettre demain matin cinq sangsues derrière l’oreille et employer un tas de collyres. Pas de veine. Cela m’est arrivé tout à coup, avant-hier, au moment où j’écrivais une lettre. Le ministère a l’air indifférent à mon affaire. Mais le chef du Cabinet m’est hostile (entre nous). Charmes est fort bien et se montre très ardent à me défendre. C’est surtout au point de vue du ministère que la publication de votre lettre peut m’être utile. Elle me rendra fort moralement et, si le chef du Cabinet songeait à me menacer, la crainte de la presse le retiendrait. C’est du reste l’avis de Charmes, qui m’a aussi poussé à vous la demander. Elle donne à cette petite affaire un intérêt général et rend ma personne plus difficile à atteindre. Songez-y vous verrez que j’ai tout à fait raison. Maintenant, je vous embrasse bien tendrement, mon bien cher Patron, et je vous remercie de toute la peine que vous avez prise, et de l’aide si efficace que je reçois de vous de toutes les façons.
On me dit à l’instant que Mme Adam et la femme du Général Turr ont tellement dévisagé Mme Zola à la première de Daniel Rochat que toute la salle s’en est aperçue. Quant à cela, est-ce vrai ????? C’est le chroniqueur du Globe qui me donne cette nouvelle. Soyez bien certain, dans tous les cas, qu’il y a une animosité féroce entre Mme Adam et Zola. Pourquoi ? Je ne sais. Cette animosité est évidente, voilà tout, et s’étend à ceux qui fréquentent la maison Zola.
Je n’y vois plus, mon cher Maître, je vous embrasse bien tendrement.
Guy de Maupassant

1 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N° 1957, lettre du 16 19 février 1880).
2 Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VIII, N° 1956).
3 Comédie de Victorien Sardou, représentée à la Comédie-Française, le 16 février 1880.