Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 300-303, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Gisèle d’Estoc1

Paris, ce mardi [fin 1880 ou janvier 1881].
Madame,
S’il est vrai que vous soyez une femme curieuse et non un simple farceur de mes amis qui s’amuse à mes dépens, je me déclare prêt à me montrer à vous quand vous voudrez, où vous voudrez, comme vous voudrez et dans les condition qu’il vous plaira !
Vous aurez sans doute une grosse désillusion ; tant pis pour nous deux — Puisque vous cherchez un poète, permettez-moi d’amortir le coup et de vous dire un peu de mal de moi — Physiquement je ne suis pas beau et je n’ai point l’allure ni la tournure qui plaisent aux femmes.
Je manque absolument d’élégance, même de toilette et la coupe de mes habits me laisse totalement indifférent — toute ma coquetterie, coquetterie de portefaix et de garçon boucher, consiste à me promener en été sur les bords de la Seine en costume de canotier pour montrer mes bras — c’est bien commun, n’est-ce pas ?
Je ne cause passablement avec une femme que lorsque je la connais assez pour être très libre avec elle et n’avoir point à chercher des élégances et des subtilités de mots. Ici, j’ouvre une parenthèse, le jeune homme qui vous a donné sur moi des renseignements si... difficiles à dire, aurait pu ajouter que j’ai pour amies très intimes des femmes qui n’ont jamais été autre chose que mes amies et à qui je n’ai jamais rien demandé parce qu’une femme ne sait jamais rester l’amie après avoir été davantage. Je n’ai pas eu, en toute ma vie, une apparence d’amour, bien que j’ai simulé souvent ce sentiment que je n’éprouverai sans doute jamais, car je dirais volontiers comme Proudhon : « Je ne sais rien de plus ridicule pour un homme que d’aimer et d’être aimé. »
Je suis sensuel, par exemple ?
Oh ça oui ! on ne vous a pas trompée ; et cependant je ne suis point dangereux, je ne me jette pas immédiatement sur les femmes en poussant des cris.
Je n’ai jamais subi de condamnation pour... passions trop vives ! et on peut rester une heure en public avec moi sans péril, quand il y a des sergents de ville à portée de la voix. J’ai, du reste, l’imagination froide et réaliste. J’aime ce que je vois après y avoir goûté, parce qu’alors je suis sûr que c’est bon. Vous commencez à me mépriser, n’est-ce pas, Madame ?
Comment écrire ainsi à une inconnue ? car vous êtes pour moi, en ce moment, l’inconnue dont rêvent les poètes ! Eh bien, si vous cherchez un poète je vous crie « casse-cou ». Si vous aimez les messieurs galants et coquets, complimenteurs et savamment habillés, je n’en suis point. Si vous désirez rencontrer une âme sentimentale, je puis vous en indiquer parmi mes connaissances : qui sait ? peut-être celui-là même qui vous a renseignée sur mon compte2.
Mais je n’ai point l’âme sentimentale. Je suis un garçon simple qui vit comme un ours. Et cependant, Madame, si vous souhaitez encore voir cet ours, il quittera son repaire à votre voix et il vous promet de respecter vos volontés.
Vous vous demandez, assurément, quelle idée je me fais de vous ? Je ne m’en fais point. J’attends pour savoir. Votre curiosité m’étonne. Vous voulez voir comment je suis, parce qu’on vous a fait sur moi des histoires !... et c’est tout.
Eh bien vous verrez, Madame, et je vous jure en toute loyauté que je ne ferai rien qui puisse vous amener à regretter cette curiosité.
Permettez-moi de vous baiser les mains ; c’est un vieil usage que j’adore et qui ne vous compromettra point puisque je ne vous connais pas.
Guy de Maupassant
P.-S. — Votre lettre après m’avoir suivi du ministère (où je ne vais plus), rue Clauzel (où j’habitais) ne m’est parvenue qu’aujourd’hui à mon nouveau domicile3.

1 Les lettres de Maupassant à Gisèle d’Estoc ont donné lieu à des controverses. Publiées par Pierre Borel dans son volume : Maupassant et l’androgyne (Paris, 1944), leur authenticité n’est pas contestable ; elles ont en effet passé en vente publique à Paris, le 24 mai 1967 (le catalogue cite quelques extraits des lettres et publie le fac-similé d’une d’entre elle). Cependant des obscurités subsistent, concernant cette correspondance que P. Borel n’a pas éditée, semble-t-il, avec une fidélité exemplaire. En outre, la plupart des lettres n’étant pas datées, le classement chronologique présente des difficultés parfois insurmontables. Il se peut enfin que des billets adressés à d’autres personnes que Gisèle d’Estoc aient été mêlés à cette singulière correspondance. Nous la publions donc avec les réserves qui s’imposent. Dans l’ensemble, elle paraît s’étendre sur une période de cinq années environ, commençant à la fin de 1880 pour s’interrompre en 1886 ; mais, dès 1882, les rapports se sont espacés. MM. Armand Lanoux et Pierre Cogny ont fait des recherches sur Gisèle d’Estoc, qui reste mal connue ; voici l’essentiel des précisions biographiques qu’ils ont pu rassembler : Marie-Élise Courbe, dite Marie-Paule Parent-Desbarres, naquit à Nancy le 9 août 1863. Elle n’avait donc que 17 ans lorsqu’elle rencontra Maupassant. Le pseudonyme de Gisèle d’Estoc n’apparaît guère avant 1884. Elle se consacre à la littérature et aux beaux-arts, fut l’élève du sculpteur Chapu et servit de modèle à Henner pour son Bara (le jeune héros est représenté nu. Salon de 1882). On signale d’elle des médaillons, exposés au Salon de 1887. Elle a en outre publié quelques écrits, notamment Ad majorem Dei gloriam (1884), Les Gloires malsaines (1887), Noir sur blanc, Récits lorrains (1887). Ce dernier ouvrage est imprimé à Nancy sous le nom de Gyz-El. Gisèle d’Estoc mourut à Nice, vers 1906, à l’âge de 44 ans. Il existe d’elle des photographies qui permettent d’apprécier la minceur des formes de l’« androgyne ». Une de ces photographies la montre sous le travesti d’un collégien, ce qui confirme l’anecdote rapportée par François Tassard, faisant allusion à un dîner où Maupassant aurait accueilli chez lui, avec deux dames, un petit collégien qui, en réalité, était « une demoiselle » (Souvenirs de François, pp. 43-44). François situe le récit en avril 1885 ; à cette époque, Gisèle avait 22 ans. (Voir la lettre 410 411). Armand Lanoux a reconnu dans les Récits lorrains, l’influence de Maupassant ? Quant au Cahier d’Amour, où Gisèle d’Estoc fait le récit de sa liaison avec l’écrivain, ce texte, publié deux fois par Pierre Borel, demeure suspect, le manuscrit original ayant disparu.
2 Catulle Mendès. (Note de Pierre Borel.)
3 Maupassant venait de s’installer 83, rue Dulong.