Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 24-25, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Gisèle d’Estoc

[1881.]
Ma belle amie,
Vous vous étonnez que j’aille à ce bal ? Vous seriez encore bien plus étonnée, si vous saviez véritablement ce qui m’a décidé à assister à ce divertissement dont j’ai horreur.
Du reste, si vous m’y voyez, vous rirez bien. Vous ne vous figurez pas la tête horrible, indignée, exaspérée et lamentable que j’ai là dedans ! Le coudoiement de la foule m’exaspère, son odeur me répugne, sa gaieté me dégoûte, son mouvement m’emplit de mélancolie. Mon horreur pour l’humanité éclate en ce lieu, et j’ai la gorge serrée comme dans l’intérieur d’un omnibus, en face des binettes désespérantes de mes voisins.
Vous me direz pourquoi y allez-vous ? J’y vais par dévouement, moi, ma belle amie. Voici le cas. Un de mes meilleurs camarades a une très singulière aventure d’amour dont je suis le confident. Or il y a, ce soir, un rendez-vous entre eux à ce bal. Mais « on » craint qu’un mari féroce n’y soit aussi. Et j’ai promis mon concours absolu, et ma surveillance active. Ce mari est du reste une très vilaine brute à qui je donne la main. Mais, il est probable qu’à une heure du matin nous serons partis tous les trois. Après quoi j’irai manger quelques huîtres chez une femme... de théâtre qui m’a invité avec trois amis, puis je rentrerai me coucher.
Si donc vous n’êtes pas là avant une heure, il est probable que vous ne me verrez point. Je viens de passer toute la nuit à travailler, j’ai les nerfs dans un tel état de fatigue que je tremble comme pendant une fièvre.
Mille caresses.
Guy