Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 41-42, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre précédente : 236 Lettre 239 — Lettre suivante : 240
Sommaire chronologiqueSommaire alphabétique

À Gisèle d’Estoc

Alger, mardi [1881].
Ma belle amie, je viens de passer quinze jours sur les hauts plateaux, dans le voisinage du fallacieux et hypothétique Bou-Amama. J’ai vu beaucoup de carcasses de chameaux, quelques crânes d’Espagnols, des chacals, des vipères et des vautours.
J’ai traversé un abominable pays par cinquante-six degrés à l’ombre. J’ai connu le grand désespoir blanc du désert.
Je me suis fait des brûlures au doigt sur le canon de mon fusil. J’ai respiré le siroco, bu de l’eau croupie, dormi sur des punaises, au milieu de bêtes qui grognaient ; et cela pour me convaincre une fois de plus de l’abrutissement définitif de l’homme. Voilà tout.
Oh ! Bou-Amama a beau jeu, allez. Les voies sont libres devant lui.
Je repars pour le désert, mais dans une autre direction. Je vais à Laghouat. Écrivez toujours à Alger si vous avez une minute pour moi. Vous savez que je n’oublie jamais rien. L’abstinence prolongée me donne parfois de terribles fringales de vos caresses.
Le souvenir précis de ton corps agite furieusement ma mémoire charnelle.
Je trouve ici une vingtaine de journaux qui parlent de mes reins : Figaro, National, Vingtième Siècle, etc., etc. Décidément les journalistes sont plus bêtes que jamais. Mais ce qui est plus bête que tout c’est le public qui s’amuse de ces inepties et qui croit encore à Bou-Amama.
Mille baisers ma belle amie.
Excusez cette courte lettre, il me faut envoyer une trentaine de dépêches car je n’ai trouvé mon courrier qu’ici en arrivant.
Guy de Maupassant