Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 46-51, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris, ce 22 septembre 1874.
Tu recevras en même temps deux lettres de moi, ma chère mère, une quasi officielle puisqu’elle sera communiquée à mon père, et celle-ci. Mon père a pour ainsi dire perdu la tête et j’ai le plus grand mal à l’empêcher de faire des bêtises. Il a écrit dimanche soir à Charles Douvre, après avoir reçu de ce dernier une dépêche lui annonçant que son père était au plus mal, et je crains que la lettre qu’il a envoyée en cette circonstance, et dont je n’ai pas eu connaissance, n’ait produit le plus déplorable effet. Il avait une idée fixe, une unique préoccupation, ne pas aller à Rouen, alors tous les prétextes lui ont paru bons et il a envoyé à Charles Douvre 4 pages de récriminations et de chiffres pour prouver que son père l’avait volé, et il terminait en disant qu’il ne voulait plus avoir aucun rapport avec la rue Jacques Lelieur, qu’ils s’arrangeraient comme ils voudraient, que lui s’en lavait les mains. Quand je l’ai vu hier soir il m’a parlé de cette lettre. Je n’avais pas à revenir là-dessus, mais j’ai insinué timidement qu’il vaudrait peut-être mieux, sous tous les rapports, qu’il allât à Rouen. C’était ce qu’il redoutait par-dessus tout et tous ses raisonnements tendent à prouver à lui-même qu’il ne doit pas y aller — aussi, en m’entendant parler de la sorte, il s’est écrié, « Non, non, je n’irai pas, je ne veux pas y aller ». Il imagine qu’on veut l’attirer là-bas pour lui faire payer toutes les notes en retard, il voit d’avance toutes les scènes de sentiment et d’intérêt que sa sœur lui prépare, et il montre une horreur tellement comique que je ne puis m’empêcher d’en rire. Son père n’est pour rien là-dedans, il n’en parle pas, il n’y pense pas, mais vois-tu d’ici la note de l’épicier de la rue des Charrettes qui va lui être collée sous le nez aussitôt qu’il mettra le pied dans la ville fatale...
Pendant que nous discutions, autant qu’on peut discuter avec lui, on a apporté une lettre de Madame Cord’homme1 ; cette fois, malgré la douleur réelle qu’on voyait dans cette lettre et son indignation contre mon père — qui refusait de rendre les derniers devoirs à un mourant — je n’ai pu garder mon sérieux, tant je voyais clairement chez ma tante Louise les mêmes préoccupations que chez mon père — elle s’occupe presque tout le temps des frais de l’enterrement, je crois (Dieu me pardonne !...) que mon père avait laissé entendre à Charles Douvre qu’il n’entendait rien payer. Mais la lettre de ma tante était si singulièrement tournée que nous avons cru, mon père et moi, que mon grand père était mort — elle nous dit qu’on n’a trouvé que 30 fr. dans le secrétaire et que c’était la grande préoccupation de mon grand-père à ses derniers moments. Là-dessus et après une sortie violente de ma part, mon père a écrit qu’il payerait sa part de l’enterrement qui devait être fort simple, mais ce n’était que sur la lettre de ma tante qu’il se décidait à cela, que son intention première était de ne rien payer. Je n’ai pu faire changer cette phrase. Or mon grand-père n’étant pas mort, cette lettre est une bêtise, on a l’air de tout régler avant la mort du bonhomme. Louise l’a-t-elle fait exprès ?
Ce matin il a reçu une lettre de Charles Douvre qui lui parle des Commandements de Dieu — Tes père et mère honoreras afin de vivre longuement. Je l’ai engagé à répondre à Douvre qu’il ne tenait pas à vivre longuement, mais ma plaisanterie n’a pas eu grand succès.
Il a reçu en même temps une lettre d’Adèle dans le même style, aussi il a tellement perdu la tête qu’il ne parlait de rien moins que de foutre le camp en Orient ! ! ! ! ! ! J’ai ri de si bon cœur à cette idée qu’il en est resté tout interloqué. Pourquoi aller en Orient ! ! Alors à mon tour je lui ai expliqué la situation aussi clairement que possible, lui faisant comprendre que le monde n’admettrait jamais qu’il existât une raison assez forte pour empêcher un fils de rendre les derniers devoirs à son père.
Il était inflexible, et répétait, « Je n’irai pas, je ne veux pas aller à Rouen. » Enfin j’ai eu une idée gigantesque — je lui ai tracé l’article du « Nouvelliste de Rouen », le lendemain de la mort de son père, alors il a été pris d’une peur folle — il n’en ira pas davantage à Rouen — mais il convient que si mon grand-père te demande, tu feras bien d’y aller — et que Hervé et moi nous pouvons aller à l’enterrement, il n’en continue pas moins à dire que la conduite la plus sage serait de faire les morts jusqu’à ce que son père le fût.
Puis je l’ai aussi décidé à prendre prétexte de l’accident qui vient de lui arriver pour s’excuser de ne pas paraître au lit de mort de son père ni à l’enterrement.
Je résume. Tu peux aller à Rouen si mon grand-père te demande — et à mon avis, tu feras bien d’y aller. Envoie Hervé à l’enterrement si tu veux. Quant à moi, j’irai — de cette façon le mauvais effet produit par l’absence de mon père sera pour ainsi dire atténué.
Conclusion. Mon père est le plus abominable diplomate que j’aie jamais rencontré.
Adieu, ma chère mère, je t’embrasse de tout cœur, ainsi qu’Hervé. Bien des choses à tout le monde.
Peut-être à Rouen dans 2 ou 3 jours.
Ton fils,
Guy de Maupassant
Maintenant ma lettre officielle.

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris, le 22 septembre 1874.
Ma chère mère,
J’ai appris hier par mon père que mon grand-père était mourant. Mon père avait reçu une dépêche de Charles Douvre l’appelant à Rouen, mais comme, ni dans cette dépêche ni dans la lettre de Mme Cord’homme, reçue plus tard, il n’est dit que mon grand-père l’ait demandé, mon père a cru devoir s’abstenir d’y aller, craignant, non sans raison peut-être, qu’on ne le fît venir que pour amener une scène d’attendrissement après laquelle il lui deviendrait impossible de refuser de se mêler des affaires laissées et de payer les dettes courantes au nombre desquelles on ne manquerait pas de faire figurer celles de la famille Cord’homme, puisque, comme tu le sais, ils vivaient ensemble, que Mme Cord’homme est fort gênée et que nous avons beaucoup de raisons de douter de sa délicatesse. Maintenant, comme certainement le monde ne comprendrait pas les raisons qui empêchent mon père de se rendre à Rouen en de pareilles circonstances, que peut-être même, on essayera d’en parler dans les journaux de Rouen, ce qui plus tard pourrait nous faire beaucoup de mal dans le cas d’un procès avec Cord’homme, mon père ne trouve pas mauvais que tu te rendes à la prière du mourant et que mon frère et moi nous paraissions à son enterrement. L’accident qui vient de lui arriver servira de prétexte à son abstention et de cette façon il évitera toutes les complications qui pourraient résulter d’un rapprochement avec la sœur près du lit de mort de son père — on ne répond pas de soi dans de pareils moments et mon grand-père pourrait peut-être arracher de lui la promesse de ne pas abandonner Mme Cord’homme, et alors on ne sait où cela pourrait l’entraîner.
Nous avons reçu de ma tante une lettre fort singulière où elle nous dit que près d’un mourant on oublie tout, ce qui, entre parenthèses, est un aveu des torts de mon grand-père vis à vis de nous, et elle tourne la lettre de telle façon, que nous avons cru notre grand-père mort. Elle parle de 30 fr. trouvés dans son secrétaire, dit que la pensée de sa détresse le tourmentait beaucoup dans ses derniers moments — et demande à mon père s’il aurait l’intention de ne pas payer sa part de l’enterrement. Mon père a répondu qu’il en payerait sa part et a prié M. Ernoult de le représenter en cette occasion. Comme mon grand-père n’est pas mort, cette lettre d’affaires, où toutes les questions d’inhumation sont traitées, peut être fâcheuse, nous l’avons écrite dans la conviction que tout était fini.
Je pense que tu feras bien de te rendre à l’appel du mourant et cela encore pour une autre raison. Nous sommes héritiers d’Emma Fournier, au même titre que Mme Cord’homme et cette dernière, si aucun de nous ne se rendait à Rouen en pareille occasion, pourrait déterminer un legs uniquement en sa faveur, par les moyens d’apitoiement ordinaires et en faisant valoir que si mon grand-père avait laissé seulement quelques milliers de francs nous nous serions tous précipités vers Rouen à la première nouvelle de sa maladie. Mon père se trouve naturellement excusé par l’accident qui lui est arrivé — en son absence tu y vas — et ton fils aîné qui habite avec lui s’y rend aussi. Il est bien évident que nous le faisons avec son assentiment, et que même nous le représentons en cette circonstance, ce qui pourra, jusqu’à un certain point, fermer la bouche à toutes les mauvaises langues de Rouen ou d’ailleurs.
Adieu, ma chère mère, je t’embrasse de tout cœur ainsi qu’Hervé. Bien des compliments de la part de mon père.
Ton fils,
Guy de Maupassant

1 Louise de Maupassant, veuve d’Alfred Le Poittevin, avait épousé Cord’homme en secondes noces.