Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 57-60, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

Paris, ce 26 novembre 1874.
Aussitôt après avoir reçu ta lettre, ma chère mère, je me suis rendu chez Gustin pour lui demander les renseignements que tu me réclames. Le Dr Fidelin a raison, il faut attendre environ deux mois après l’essai d’expulsion manqué. Il paraît qu’il est très rare de l’avoir dès la première fois. Du reste, on peut le garder impunément des années entières. Il peut faire souffrir mais non pas causer de désordres graves. Surtout en ce moment où il est réduit à sa plus simple expression. Il ne pourra recommencer à tracasser Hervé que dans six semaines environ, quand il sera refait. Quand j’ai parlé à Gustin de travail interrompu pour Hervé, il m’a ri au nez. Il m’a dit qu’Hervé ne pourrait éprouver que de petits tiraillements d’entrailles et encore qui ne se reproduiraient que lorsque le ver sera reformé, que jamais le ver solitaire n’avait empêché personne de vaquer à ses occupations comme si de rien n’était. J’ai été le soir chez un de mes amis, étudiant en médecine, et chez lequel j’ai trouvé un de ses collègues, M. Grillère, qui passe pour une des lumières de la Faculté. Il m’a répété exactement la même chose et il m’a dit qu’Hervé pouvait, si cela lui plaisait, le garder un an ou deux. Il m’a cité un de ses amis qui a gardé un ténia pendant quatre ans, par paresse de s’en débarrasser. Il est vrai de dire qu’il n’éprouvait aucun accident, rien que des tiraillements d’entrailles. Lorsque le système nerveux se trouve excité, alors il est temps de songer à se droguer. Mais en ce moment, le ver ne peut amener aucun accident ; il ne pourra produire migraines, maux de cœur, etc... que dans trois mois au moins ! Et encore quel que soit le caractère des accidents produits par un ténia arrivé à son maximum de longueur, ces accidents cessent entièrement aussitôt l’animal détruit. Il faut se mettre à une diète sévère deux jours avant de prendre la drogue —, mais jusque-là manger le plus possible, ne pas laisser l’animal sans provisions.
Il fait ici très froid depuis deux jours. Le thermomètre était à 0 — 3 ce matin, et trois degrés au-dessous de 0, cela commence à être bien. Le temps est du reste très clair et il fait aujourd’hui un soleil magnifique.
Mon père ne va pas mal en ce moment. Il souffre toujours un peu de ses rhumatismes, mais pas plus que les années dernières. Je m’étonne que tu n’aies pas reçu de lettre de lui depuis si longtemps, car il y a environ 8 jours il m’a dit qu’il était en train de t’écrire.
Je vais faire présenter mon « Histoire du Vieux Temps » à l’Odéon par Raymond Deslandes. — en suppliant qu’on ne la garde pas trop longtemps — pour pouvoir la présenter au Concours de la Gaîté, si elle a près de l’Odéon le même sort qu’Edmond près des examinateurs du bachot. En outre, j’ai envie de laisser de côté tout ce que je fais en ce moment pour me mettre à une petite comédie en un acte que je pourrais peut-être avoir finie pour le concours — et qui je crois ne sera pas mauvaise. Voilà le sujet :
(Dans une propriété de campagne) — Un Mariage de raison — deux vieux veufs se promènent en bavardant et le Monsieur propose à sa compagne de le prendre pour mari. Non par amour — il ne peut pas en être question entre eux, mais pour unir leurs isolements et être moins seuls chacun de leur côté. (J’ai une conversation assez farce entre eux). La femme se moque de lui et dit qu’ils feraient un beau couple vraiment. Alors on voit venir bras dessus bras dessous deux jeunes gens — un ami et la fille de la maison où ils sont. La vieille femme les montre à son compagnon en lui disant : « Voilà ceux qui peuvent parler d’amour et de mariage. » Alors ils s’éloignent pour laisser la place aux jeunes gens. Nouvelle déclaration (entre les jeunes) — Opposition de caractères entre les deux couples. Mais le jeune homme annonce à la jeune fille qu’il l’aime, mais qu’il ne peut songer à l’épouser — Il est riche, libre, il a fait sa route lui-même, mais c’est un enfant naturel. La jeune fille lui dit de la demander tout de même à son père. Survient le père — Demande et refus. Le père ne veut pas donner sa fille à un bâtard. Quand les vieux qui ont tout entendu reparaissent. « Pardon, mon ami, dit l’homme, Monsieur n’est pas bâtard, puisque je le reconnais pour mon fils. » Très bien, dit le père, voilà un père de trouvé, mais la mère manquera longtemps — Encore pardon, reprend la vieille femme, moi aussi je reconnais Monsieur pour mon fils. Qu’il soit heureux, etc... Et c’est ainsi qu’elle accepte le nom et la main de son vieil ami qu’elle venait de refuser. Je crois qu’on pourrait tirer de là une jolie comédie en un acte, mais aurai-je le temps de la faire avant le Concours de la Gaîté. Je ne tiens pas beaucoup à présenter quelque chose aux matinées Ballande, parce que d’après les statuts de cette société protectrice des auteurs inconnus, toute pièce jouée et patronnée par eux leur appartient par moitié. C’est-à-dire que pendant toute l’éternité ils toucheront la moitié des droits d’auteur, à quelque théâtre qu’elle soit jouée.
Tu m’avais annoncé il y a une douzaine de jours que ma bibliothèque partirait d’ici deux ou trois jours. J’ai tiré de mon armoire où ils me gênaient terriblement tous les livres que je devais y mettre et je les ai empilés sur ma table, mais la bibliothèque n’étant pas venue, je ne puis plus travailler que sur un livre, sur mes genoux, tant ma chambre est encombrée. Est-ce que tu l’aurais envoyée par la petite vitesse ? Je vais passer au chemin de fer savoir s’ils ne l’auraient pas gardée, comme marchandise livrable en gare.
Adieu, ma chère mère, je t’embrasse de tout cœur ainsi qu’Hervé. Compliments à Josèphe.
Ton fils,
Guy de Maupassant