Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 63-66, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

Ministère de la Marine
et des Colonies
Ce mercredi [début 1875.]
Ma chère mère,
Je ne sais si cette lettre pourra partir aujourd’hui, parce que j’ai à te parler longuement des affaires de Rouen. Je ne te dirai rien de la cérémonie. Hervé te la racontera. Je ne m’occuperai que des affaires. J’ai d’abord vu M. Cullembourg qui, à mon grand étonnement, m’a conseillé de refuser purement et simplement la succession. Je lui ai objecté que, en dehors de la question d’intérêt, cette manière d’agir ne paraissait pas très honorable. Voici ce qu’il m’a répondu : « En effet, quand il n’y a qu’un héritier, le refus de la succession est une espèce de désertion aux engagements qu’a pu prendre le mort, mais dans votre cas, ce n’est nullement la même chose. Vous étiez depuis longtemps fâché avec M. de Maupassant. Il vous doit de l’argent. Vous savez, et tout le monde sait, que Mme Cord’homme a dû en recevoir en arrière de vous. Or vous ne venez rien réclamer, vous abandonnez ce qui pourrait vous revenir, laissant à l’autre héritier — qui vivait, au su de tout le monde, en communauté d’argent avec le mort — le soin de régler ses affaires. J’ajouterai que j’ai l’intime conviction qu’il ne reste pas de dettes, la bonne — Alphonsine — ayant dit à qui voulait l’entendre qu’elle avait payé tous les derniers frais faits par M. de Maupassant. J’ai prié M. Cullembourg qui, du reste, n’avait rien à faire là-dedans, de vouloir bien laisser aller les choses tout simplement. Ensuite j’ai été présenté par Louis1 à M. Gauthier. C’est un garçon intelligent, ami de Louis et qui connaît depuis longtemps déjà les affaires des Maupassant. C’est lui qui va maintenant représenter mon père. Il m’a d’abord parlé dans le même sens que M. Cullembourg, mais sur mes observations, il s’est rendu à mon avis. Il pense aussi que mon grand-père n’a laissé aucune dette et qu’on nous réclamera rien. Quand je dis rien, j’ai tort ; deux réclamations peuvent se produire : celle de Claire Renard — à laquelle nous répondrons en lui rappelant les 18 000 francs avancés à son père par mon grand-père — et une autre du Tribunal, voici à quel sujet : Pendant la guerre, les bois de la Neuville ont été pillés par les habitants de Romilly et mon grand-père avant demandé une indemnité à cette commune a perdu et a été condamné aux frais, soit 1800 fr. Il a même, à ce moment, demandé 500 fr. à Louis pour pouvoir appeler en cassation où tout le monde croyait qu’il gagnerait, sa demande étant très fondée. Sur le refus de Louis, il n’a pu le faire. C’est à cette occasion qu’il a simulé un acte de vente de son mobilier à Alphonsine, puis quand on a voulu saisir le mobilier pour les 1800 fr. dus à la justice, il a présenté cet acte. Il ne voulait pas payer, disait-il, une chose qu’en son âme et conscience il ne devait pas. Tu comprends qu’il n’y a pas à s’inquiéter de cette dette — qui, en réalité, n’est pas une dette — Peut-être même ne la présentera-t-on pas, les frais de justice étant essentiellement personnels.
Je te tiendrai au courant de tout ce qui pourra se présenter au sujet de cette affaire.
Je vais te raconter maintenant une aventure qui m’est arrivée l’autre jour. Comme je passais rue N.-D. de Lorette, j’ai aperçu un attroupement, je me suis approché. C’était à cause d’un homme du peuple qui frappait avec fureur un enfant d’une dizaine d’années. La colère m’a pris, j’ai empoigné l’homme au collet et je l’ai conduit au poste de la rue Bréda. Là, les sergents de ville, après s’être assurés que l’enfant était son fils, m’ont laissé entendre que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas, qu’un père avait bien le droit de corriger son fils, si l’enfant était indocile — et je suis parti avec ma veste — et sais-tu pourquoi cela ? Parce que si on avait donné suite à l’affaire, il aurait fallu mettre dans le rapport que l’homme avait été arrêté par un bourgeois et que le commissaire aurait flanqué un suif aux agents de service dans la rue N.-D. de Lorette pour ne s’être pas trouvés là au moment de l’affaire...
Je suis invité à un bal chez Madame Chaudé. Naturellement, mon deuil me servira de prétexte pour ne pas y aller. Il est possible que Madame Cord’homme vienne habiter Paris. Elle s’est conduite envers Louis dans ces derniers temps d’une manière abominable. Comme on lui disait qu’elle aurait avantage à céder à M. Pinaud la part de Cord’homme dans la maison de commerce, plutôt que de liquider, elle a répondu : « Qu’est-ce que cela me fait puisque je ne toucherais rien. Cet argent irait à Louis, et moins il en aura, plus je serai contente. » Il paraît que Charles Douvre est assez malade, de la gravelle, dit-on.
J’ai vu hier Edmond Frébourg ; il paraît que sa mère est encore souffrante, lui aussi du reste l’est encore.
Je dîne samedi chez les d’Harnois2 que je n’ai pas vus depuis longtemps, mon voyage à Rouen ayant changé tous mes projets. J’ai reçu une lettre de Mme Commanville qui est bien amusante. Je lui avais annoncé la mort de mon grand-père. Elle me répond : « Quels que soient les sentiments que vous fait éprouver la mort de votre grand-père, soyez sûr que je les partage. » Que dis-tu de ce moyen de se tirer d’affaire ?
Adieu, ma chère mère, je t’embrasse de tout cœur ainsi qu’Hervé. Bien des choses à tout le monde. Compliments à Josèphe.
Donne-moi vite de tes nouvelles,
Ton fils,
Guy de Maupassant

1 Louis Le Poittevin.
2 Mme d’Harnois, sœur de Mme de Maupassant.