Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 67-69, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Louis Le Poittevin

20 février 1875.
Mon cher Louis,
Comme je ne pouvais m’absenter de mon bureau assez longtemps pour faire la course que tu me demandais de faire, car pour aller à Neuilly, il m’aurait fallu au moins une demi-journée, j’ai prié Robert Pinchon, dit La Toque, dit Thermomètre, dit Centigrade, dit Réaumur, de bien vouloir se charger de cette commission.
Donc, jeudi dernier, il se met en route de cœur léger et va frapper à la maison de M. Appolone Lelieux.
Il trouve les héritiers buvant et chantant.
Il expose sa mission.
On devient triste et on lui fait observer que ce sera bien difficile à emporter sans voiture de déménagement. La Toque, pris d’un noble orgueil, affirme qu’il emportera tout et il se trouve bientôt assis, le cœur pesant, mais moins que son fardeau, sur un banc de l’avenue de Neuilly, avec les objets suivants dont je fais à peu près l’estimation :

[Ici quatre caricatures dessinées par Maupassant]1

Estimation :
Un vieux caïman mesurant 2 m 50, de la première dent creuse à l’extrémité
Un vieux fusil que les héritiers ont joint au don, parce qu’ils craignaient qu’il fût chargé
Une moelle épinière de hareng saur
Un peigne de Kanguroo
Une arête d’espadon
Des flèches empoisonnées par le contact du caïman
Une vieille canne. — Nul
Une hache achetée comme ancienne, mais donnée par testament après s’être assuré
qu’elle n’avait aucune valeur. Poids du bronze
0,50
1,50
0,10
0,05
0,10
0,05
0,00

0,05
——
Total 2,35

Robert La Toque ayant été obligé de prendre un sapin pour rapporter les susdites horreurs, réclame :

Course, voiture prise en dehors des fortifications
Bagages
2,50
0,50
——
Total 3,00

Que faire de cela ? Je ne puis aller à Rouen d’ici à un mois et le port, l’emballage (car il faudrait une caisse) finiraient par te créer un déficit considérable.
On a joint à titre gracieux le « Chant du Cygne », de M. Appolone Lelieux. Le voici :
Quand il se sentit enroué,
Le père Appolone, en roué
Autant que le vieil Arouët,
Se dit : Plus de fil au rouet,
Car je sais qu’on ne guérit d’âge.
Déjà du corbillard on graisse la roue et
Dans la sombre guérite, ah ! je
Vais monter faction. Je laisse en héritage,
Et mon vieux caïman et mon kanguroo et
Mon fusil, objet d’art où est
Un très vieux souvenir, canardière à rouet
Ma scie horrible — hélas supplice d’un roué,

À Louis Le Poittevin !
Refrain
Ô gué ! qu’on me verse un grand pot de vin
Dans ma tasse d’étain, celle
Qu’on emplira bientôt en vain,
Qu’un curé m’apporte un pain sans levain
Hélas, je le sens bien sans être un beau devin
Ma dernière lampe étincelle !
Voilà que la mort éteint celle
De ma vie, ô gué ! qu’un pot d’étain scelle.
II me faut descendre au trot le ravin,
Sur le noir cheval qu’un cabotin scelle...
Le Docteur dit : « Mauvais œil, pouls, langue et teint selle »
Je vois la vie, étant un théâtre divin,
Dans la trappe sans fond que tout cabotin cèle.
Feu, je deviens et c’est ma dernière étincelle.
Et il expira...
Puisse tes ennemis faire de même,
Adieu, mon cher Louis... Tout à toi...
Joseph Prunier
Mes meilleurs souvenirs à ta femme. Rappelle-moi au bon souvenir de M. Ernoult2.

1 Voir reproduction hors texte de dessins de Maupassant sur le même sujet, datés par Robert Pinchon : mars 1875.
2 Louis Le Poittevin avait épousé, à la Neuville-Champ-d’Oisel, Lucie Ernoult-Jotral, fille d’un banquier rouennais.
L’aventure de l’héritage d’Appolone Lelieux a été contée par Robert Pinchon à Georges Dubosc, qui a publié cette lettre dans le Journal de Rouen du 18 août 1925 (page 2).