Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 153-155, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre précédente : 352 Lettre 354 — Lettre suivante : 399
Sommaire chronologiqueSommaire alphabétique

À une inconnue

Paris, 2 juillet 1884.
Mademoiselle,
Je reçois enfin à Paris votre lettre qui court après moi depuis quinze jours, voici comment :
J’avais quitté Étretat pour aller faire une saison d’eaux à Châtel-Guyon, en donnant l’ordre de me renvoyer toutes mes lettres en cette ville. Je me suis arrêté à Paris pour déménager et me réinstaller ; puis, une fois accompli ce travail fort dispendieux, je me suis trouvé fort endetté et contraint de renoncer à mon voyage et de retourner à Étretat. J’ai donc écrit à Châtel-Guyon pour qu’on me renvoie mes lettres ; et la vôtre se trouvait dedans. Elle m’a désolé, car je me trouve en ce moment dans l’impossibilité absolue d’envoyer à votre couturière ce que vous me demandez. J’ai souscrit des billets que je dois payer, de mois en mois, jusqu’en janvier prochain ; et je n’y parviendrai qu’à force d’emprunts. J’étais riche, voici deux mois, mais douze mille francs d’installation et cinq mille de frais de chasse à payer immédiatement m’ont réduit aux expédients.
Je vous demande bien pardon de vous donner ces détails de vie intime, c’est pour vous expliquer comment je me trouve absolument impuissant à vous aider, absolument réduit au plus strict jusqu’à l’apparition de mon prochain roman, sur lequel j’ai déjà emprunté quelque chose.
Dites-moi que vous ne m’en voulez pas ?
Mais je vous ai écrit à Berlin ! Qu’est devenue ma lettre ? A-t-elle été égarée en route ou bien à l’hôtel ?
Je n’ai rien à vous dire de Paris. J’ai été dîner l’autre jour chez la comtesse ; mais le comte m’a fait une tête si désagréable que j’ai l’intention de ne pas retourner dans la maison. Quand je suis parti, voici un mois, il était charmant ; je le retrouve tellement froid qu’il ne m’a pas dit un mot ; et je suis sorti aussitôt après le dîner, ces changements de température ne me plaisant nullement.
Que s’est-il passé ? Je l’ignore absolument. Quelque potin stupide, sans doute. Quant à moi, bonsoir ! La comtesse semblait fort surprise ; je crois qu’elle ne sait pas plus que moi de quoi il s’agit.
J’ai reçu les deux billets inclus dans votre lettre ; mais ils contenaient 22 francs de plus que la petite somme en question. Pourquoi n’avoir pas attendu mon retour ? Que faire de ces 22 francs ? Dites-le-moi. Je cherche un mauvais usage ; mais j’attendrai votre conseil !
Écrivez-moi à Étretat, n’est-ce pas, et je vous promets de vous répondre tout de suite.
Depuis votre départ, nous avons en France un visiteur assez joyeux, le choléra, qui va sans doute nous tuer une cinquantaine de mille de citoyens. Il est arrivé à Paris ces jours-ci et il commence à se mettre en besogne. C’est très curieux de voir la peur folle de certaine gens qui ne savent plus où se sauver. Moi je prie le choléra pour mes ennemis, comme les dévots prient Dieu pour leurs amis.
Comme il est probable que le fléau ne s’éloignera pas avant six ou huit mois, je me demande quand vous nous reviendrez ; et à ce point de vue, il me désole.
Permettez-moi, Mademoiselle, de vous baiser les mains, en vous envoyant l’hommage de mes sentiments les plus dévoués.
Guy de Maupassant
Présentez, s’il vous plaît, à Mademoiselle Alex, l’expression de mon bien vif souvenir. Que faut-il faire de la lettre à votre couturière ?