Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 211-212, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre 415
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À Maurice Vaucaire

Châtel-Guyon, 17 juillet.
[1886 ?]
Monsieur, établir les règles d’un art n’est pas chose aisée, d’autant plus que chaque tempérament d’écrivain a besoin de règles différentes. Je crois que pour produire, il ne faut pas trop raisonner. Mais il faut regarder beaucoup et songer à ce qu’on a vu. Voir : tout est là, et voir juste. J’entends par voir juste, voir avec ses propres yeux et non avec ceux des maîtres. L’originalité d’un artiste s’indique d’abord dans les petites choses et non dans les grandes. Des chefs-d’œuvre ont été faits sur d’insignifiants détails, sur des objets vulgaires. Il faut trouver aux choses une signification qui n’a pas encore été découverte et tâcher de l’exprimer d’une façon personnelle.
Celui qui m’étonnera en me parlant d’un caillou, d’un tronc d’arbre, d’un rat, d’une vieille chaise, sera, certes, sur la voie de l’art et apte, plus tard, aux grands sujets.
On a trop chanté les aurores, les soleils, les rosées et la lune, les jeunes filles et l’amour, pour que les derniers venus n’imitent pas toujours quelqu’un en touchant à ces sujets.
Et puis, je crois qu’il faut éviter les inspirations vagues. L’art est mathématique, les grands effets sont obtenus par des moyens simples et bien combinés. Chateaubriand1 a dit : « Le génie n’est qu’une longue patience. »
Je crois que le talent n’est qu’une longue réflexion, étant donné qu’on a l’intelligence.
Certes, vous avez des dons poétiques, un esprit qui reçoit bien les impressions, qui se laisse bien pénétrer par les objets et les idées. Il ne vous faudrait, à mon humble avis, qu’une tension de réflexion pour utiliser pleinement vos moyens en évitant surtout les pensées dites poétiques, et en cherchant la poésie dans les choses précises ou méprisées, ou peu d’artistes ont été la découvrir.
Mais surtout, surtout, n’imitez pas, ne vous rappelez rien de ce que vous avez lu ; oubliez tout, et (je vais vous dire une monstruosité que je crois absolument vraie), pour devenir bien personnel, n’admirez personne.
Il est difficile, en cinquante lignes, de parler de ces choses sans avoir l’air pédant, et je m’aperçois que je n’ai pas évité l’écueil.
Je vous serre cordialement la main.
Guy de Maupassant
1 Maupassant écrit Chateaubriand pour Buffon. Il commit le même lapsus dans la préface de Pierre et Jean publiée dans le Figaro. (Voir sa lettre du 8 janvier 1888, N° 481.)