Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 214-215, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Mme Georges Bizet

Maison Fournaise, Chatou.
[Été 1886.]
Madame,
Je vais être très indiscret et très égoïste.
D’abord, je renouvellerai une proposition qui a eu peu de succès près de vous une première fois, en vous demandant s’il pourrait vous être agréable de faire une promenade sur l’eau et de déjeuner ou dîner à Chatou. Si vous répondez oui, je vous prierai de me désigner les personnes avec qui il vous plairait de vous trouver.
Ce n’est pas tout.
Remarquez que je commence à imiter Caro1, dont la méthode me paraît bonne !... Donc, Madame, ne serait-il pas possible de vous rencontrer quelquefois chez vous hors des heures d’affluence mondaine ? Si vous me trouvez raseur, dites-le. Je ne me froisse pas. Au fond, cette demande est très modeste et n’a que le tort de n’être point faite en vers. N’est-il point naturel, en effet, de demander à voir plus souvent et à voir seules pour les bien goûter, pour bien savourer leur charme et leur grâce, les femmes dont on subit vivement la séduction ?
Le jour et les heures de tous ont cela d’insupportable que l’attente incessante de celui ou celle qui va venir gâte à moitié le plaisir qu’on a. La porte est une menace et le timbre une torture. J’aime venir quand je me sens attendu, regardé seul, écouté seul, être seul à vous trouver belle et charmante et je ne reste pas trop longtemps, je le promets.
Vous penserez sans doute que vous me connaissez encore bien peu et que je vais vite à réclamer des privilèges d’intimité ? À quoi me servirait d’attendre davantage ? Et pourquoi ? Je sais maintenant votre attrait et combien j’aime et combien me plaît et combien me plaira chaque jour davantage la nature de votre esprit. Ce ne sont point là des compliments, mais des faits tout simples que j’ai constatés. Reste à savoir ce que vous pensez, et ce que vous répondrez ? À ce sujet, une prière. Si je vous ennuie, si vous prévoyez que je vous ennuierai, si vous sentez que la simple politesse et le désir de n’être pas désagréable, vous détermineraient seuls à m’accorder ce que je sollicite, je préfère que vous me disiez ou que vous me laissiez entendre que je suis ou que je deviendrais importun.
J’estime (en prose) qu’une femme est une souveraine qui a le droit de faire uniquement ce qui lui plaît, d’obéir à tous ses caprices, d’imposer toutes ses fantaisies et de ne rien tolérer qui lui soit une gêne ou un ennui !
Je vous baise les mains, Madame, en me disant votre admirateur très fervent et très dévoué.
Guy de Maupassant

1 Edme Caro, philosophe, professeur au Collège de France (1826-1887).