Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 78-80, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

Ce samedi 8 mai 1875.
Ma chère mère,
Tu m’as prié de te donner tous les détails désirables sur nos rapports avec Louis et je vais satisfaire ton désir. Le dit Louis, fort embarrassé de sa personne en arrivant à Paris, va trouver notre ami commun Pinchon, et sans lui faire part de sa position difficile, fait annoncer par lui sa visite à mon père. Mon père alors répondit que Louis pouvait se dispenser de venir. Il vint cependant, mais chez Évrard. L’entrevue dura deux minutes et fut très froide. Quant à moi, il me fit dire toujours par Pinchon qu’il était descendu à l’Hôtel de l’Europe. Toujours par Pinchon, je lui fis répondre que j’habitais encore 2, rue Moncey. Pendant trois jours, plus de nouvelles. Mon père avait été invité à aller les voir et ne s’y était pas rendu. Mais voilà que lundi soir, nous nous trouvons tous ensemble chez Madame Denisaux ; Louis et Lucie font mille politesses comme des gens très gênés, et le lendemain matin, Louis était chez moi. Il m’a fort pressé pour aller à Rouen, comme si rien n’avait eu lieu entre nous ; j’ai répondu évasivement. Il m’a demandé à plusieurs reprises où envoyer le tableau. Je lui ai dit de s’adresser à mon père qui lui répondrait à ce sujet, mais il ne l’a point fait.
Voilà où nous en sommes, pas fâchés, mais en froid. Il a évité avec grand soin tout sujet de conversation qui aurait pu amener une question d’affaires, de sorte qu’il n’en a été rien dit.
Ma nouvelle n’est pas encore finie, parce que j’ai des doutes sur plusieurs choses ; je te communiquerai cela dans huit jours. Je crois qu’il y a une coupure importante à faire.
J’ai découvert à deux kilomètres de Bezons un très beau bois ; c’est l’autre côté de ce bois des Championt dont je t’ai déjà parlé. C’est absolument désert et inconnu, avec de très jolis sentiers d’herbe et je crois que tous les oiseaux des environs de Paris chassés des lieux fréquentés, se sont donné rendez-vous là. J’y suis retourné après mon dîner, à la nuit tombée, et j’ai entendu trois rossignols qui se répondaient et qui chantaient merveilleusement. Certes s’il m’était permis d’acheter une propriété aux environs de Paris, je choisirais ce petit bois perdu.
Voici un petit renseignement que je voudrais bien avoir ; si Hervé ne peut me le donner, prie-le de le demander aux hommes compétents. « Lorsque par la méthode XXX (allemande) on met le blé en meules pour le faire sécher rapidement par la chaleur développée, ce blé peut-il s’enflammer spontanément par la fermentation, comme le foin. » Je crois que oui, mais Baudry qui connaît pas mal l’agriculture prétend que non. Parce que, dit-il, on ne met le blé en meule que lorsqu’il est sec, puisqu’on ne le fauche qu’à ce moment, tandis que le foin est fauché vert et mis en meule lorsqu’il n’est qu’imparfaitement sec. Je n’ai pas besoin de te dire que ce renseignement est pour Flaubert1. Mais je le lui enverrai à Croisset, car il quitte Paris demain matin.
Je n’ai pas encore eu le temps d’aller au Salon, et, à vrai dire, j’attends qu’on me prête une carte d’entrée pour n’être pas obligé de payer. Bellangé a eu un tableau reçu enfin, mais il est tellement mauvais que tout le monde en rit. Décidément, ce n’est pas un grand peintre. Le frère de mon ami Leloir vient de vendre son tableau d’Exposition 20 000 francs. C’est joli pour un homme de 28 ans. C’est un petit tableau de genre intitulé « La fête du grand-père ».
Lafaille ne peut pas m’accompagner à la Pentecôte, étant obligé d’aller à Toulouse pour affaires, mais il viendra passer deux jours en septembre.
Dans quel état les dames Frébourg sont-elles revenues à Étretat ? Elles devaient être pas mal démolies l’une et l’autre et comment la mère Fauvel a-t-elle reçu les filles prodigues ? A-t-on tué le veau gras ?
Adieu, ma chère mère, je t’embrasse de tout cœur ainsi qu’Hervé. Compliments à Josèphe.
Ton fils,
Guy de Maupassant
Mme d’Escherny a dit qu’elle t’enverrait un remède au moyen duquel tous les Bussières se sont débarrassés du ténia quand ils étaient en Suisse.

1 Pour un épisode de Bouvard et Pécuchet.