Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 81-82, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

Paris, le 29 juillet 1875.
Ma chère mère,
Voici enfin le beau temps revenu et j’espère que cela va te faire louer ta maison. Il fait aujourd’hui une chaleur terrible et les derniers Parisiens vont bien certainement se sauver. Quant à moi, je canote, je me baigne, je me baigne et je canote. Les rats et les grenouilles ont tellement l’habitude de me voir passer à toute heure de la nuit avec ma lanterne à l’avant de mon canot qu’ils viennent me souhaiter le bonsoir. Je manœuvre mon gros bateau comme un autre manœuvrerait une yole et les canotiers de mes amis qui demeurent à Bougival (2 lieues ½ de Bezons) sont supercoquentieusement esmerveillés quand je viens vers minuit leur demander un verre de rhum. Je travaille toujours à mes scènes de canotage dont je t’ai parlé et je crois que je pourrai faire un petit livre assez amusant et vrai en choisissant les meilleures des histoires de canotiers que je connais, en les augmentant, brodant, etc., etc....
Nous aurons l’année prochaine les tramways à Bezons, ce qui changera le pays du tout au tout. Si j’avais de l’argent, j’achèterais en ce moment un beau morceau de terre à vendre que je connais. La meilleure terre du pays, contre la rivière dans Bezons, 9000 mètres à 1 fr. 50 le mètre, et je serais bien certain de le revendre 4 fr. le mètre d’ici à deux ans, mais il y a, paraît-il, déjà des amateurs sérieux.
M. Depresle doit être à Étretat en ce moment.
Edmond Frébourg a le plus grand succès à Chatou. Mon père a entendu en wagon un monsieur et une dame (canotiers) parler de lui et dire que jamais ils n’avaient rencontré un garçon aussi spirituel et amusant. Comme la même opinion était exprimée aussi devant moi hier soir dans une nombreuse société, j’ai osé émettre humblement une ombre ! de doute ! ! ! Mais j’ai failli être écharpé, alors j’ai déclaré bien vite que j’étais absolument incompétent et que je m’en rapportais entièrement à l’opinion de mes honorables contradicteurs. On m’a hué... Seul un petit Italien qui parle mal le français, mais l’entend bien, s’est mis à rire et j’ai cru saisir que ce n’était pas de moi qu’il riait.
Tu me demandes quand je viendrai pour un jour à Étretat. Hélas, j’en aurais bien envie ; j’ai en ce moment le mal du pays et par des grandes journées de chaleur, il me semble à tout moment voir notre plage resplendissante de soleil, et apercevoir mon monde tantôt dans une rue, tantôt dans une autre, mais je suis si effroyablement panné, si désastreusement rincé que cela m’est vraiment absolument impossible. J’achève de payer 10 fr. par mois à mon père pour me libérer de ce qu’il m’a avancé pour mon lit et ces 10 francs de moins me sont une grande gêne en cette saison de canotage, surtout avec un budget comme le mien, qui doit être réglé à 2 francs près. J’ai beau combiner mes comptes de toutes les façons possibles, je ne vois pas moyen d’économiser cela et chaque mois je me demande comment j’atteindrai la fin.
Les Commanville ont en effet suspendu leurs payements et Gustave Flaubert a une partie de sa fortune engagée là-dedans. Ce pauvre ami est bien malheureux.
Adieu, ma chère mère, je t’embrasse de tout cœur ainsi qu’Hervé. Compliments à Josèphe.
Écris-moi vite.
Ton fils,
Guy de Maupassant