Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 83-84, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris, le 3 septembre 1875.
C’est donc fini, ma chère mère, comme c’est court ! J’attends pendant onze mois, bien longs, ces quinze jours qui sont mon seul plaisir de l’année, et ils passent si vite, si vite, que je me demande aujourd’hui comment il se fait que cela soit fini. Est-il bien possible que je sois allé à Étretat et que j’y aie passé quinze jours ? Il me semble que je n’ai point quitté le ministère et que j’attends toujours ce congé... qui s’est terminé ce matin. Ce qui a rendu mon départ plus triste encore, cette fois, c’est que je m’effraye beaucoup pour toi de ta solitude absolue où tu vas te trouver cet hiver, je vois les longues soirées que tu passeras seule à rêver tristement à ceux qui seront loin, rêves dont tu sortiras malade et découragée ; et bien souvent, certainement, pendant les interminables soirs d’hiver quand je serai seul à travailler dans ma chambre, il me semblera t’apercevoir, assise sur une chaise basse et regardant fixement ton feu, comme font les gens qui pensent ailleurs.
Et puis, malgré une chaleur terrible et un ciel tout bleu, je sens l’hiver aujourd’hui pour la première fois. Je viens d’apercevoir les Tuileries ; les arbres n’ont plus de feuilles, et tout à coup il m’est venu comme une bouffée de glace et de neige ; j’ai pensé aux lampes allumées à trois heures, à la pluie battant les vitres, à l’horrible froid, et cela durant des mois et des mois.
Qu’il ferait donc bon dans un pays où il y aurait toujours du soleil !
J’ai tort d’écrire ainsi tout ce qui me vient au cerveau. Tu n’es que trop disposée déjà à voir tout en noir pour que j’aille t’attrister encore avec mes lamentations. Mais il est difficile de rire quand on n’en a pas envie, et je t’assure que je n’en ai nullement envie.
Le ciel est tout bleu, et cependant je n’avais jamais remarqué autant qu’aujourd’hui la différence de lumière entre Étretat et Paris ; il me semble que je n’y vois pas, c’est comme si j’avais un voile sur les yeux. Oh ! par exemple, il fait plus chaud ici et beaucoup, beaucoup. Qu’il ferait donc bon prendre un bain de mer.
On pue horriblement partout ; je trouve que le fumier de ton boucher sent bon à côté des rues de Paris.
Mon chef est plus grincheux que jamais. C’est un vrai chardon.
Nous avons bien calculé, la Toussaint tombe un lundi ; je pourrai donc venir ; mais, malheureusement, le jour de l’an tombe un samedi, de sorte que je pourrai avoir trois jours au plus au lieu de quatre, comme l’année dernière. Et si l’année prochaine n’est pas bissextile, il tombera un dimanche, de sorte que je n’aurai que deux jours. Mais d’ici là nous aurons encore le temps de nous retourner.
La journée me semble aujourd’hui d’une longueur interminable, plus longue, certes, que les quinze jours que je viens de passer à Étretat.
Il est quatre heures et demie, je ne suis venu au bureau qu’à midi et demi et il me semble qu’il y a au moins dix heures que je suis enfermé là-dedans. Je n’ai, ma foi, pas le cœur d’aller à Bezons ; je l’ai vu, de loin, ce matin, en passant sur le pont ; cela m’a paru tellement laid que je n’avais aucune velléité d’aller y passer la journée. C’est le pays le plus ouvert et découvert que je connaisse, et cependant l’horizon m’en a paru étroit et borné. C’est que cet horizon-là seul paraît large et ouvert qui est familier à l’œil et cher au cœur.
[La fin manque]