Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 85-88, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

Paris, ce 20 septembre 1875.
Ce lundi.
J’ai reçu ta lettre ce matin, ma chère mère, et, comme j’ai aujourd’hui quelques minutes de liberté, j’y réponds de suite.
Je vais d’abord te raconter ma journée d’hier, d’autant plus que j’ai fait une excursion des plus remarquables.
Je suis parti samedi soir par le chemin de fer de Limours, et j’ai pris mon billet poux Saint-Rémy, village situé à 8 lieues de Paris et près de Chevreuse. J’avais avec moi un seul camarade, M....., un peintre et marcheur intrépide. De Saint-Rémy nous gagnons Chevreuse où nous dînons, après quoi nous faisons un tour le long... le long de l’Yvette, qui nous paraît fort jolie, et nous nous couchons. Hier, à 5 heures du matin, nous étions debout. Nous allons d’abord visiter les ruines du château de Chevreuse, qui sont pittoresques et bien placées sur une hauteur dominant la vallée ; puis (pardon du détail) nous achetons du saucisson, du jambon, 2 livres de pain, du fromage et un verre, et nous nous mettons en route. La vallée est jolie, avec des points de vue ravissants et une puissance de végétation remarquable, mais cependant j’avouerai que j’attendais mieux. Nous nous dirigeons ensuite vers Cernay, dont on m’avait beaucoup vanté les Vaux remplis de cascatelles. J’ai vu en route une chose qui m’a fait croire que j’étais près du Paradou1.
Un parc, ou plutôt un chaos de verdure immense où on ne distinguait pas une éclaircie, pas un point de vue ménagé : une infranchissable muraille de feuilles. Nous avons suivi le mur d’enceinte pendant 5 kilomètres et nous n’en apercevions pas le bout, et comme nous demandions à une vieille à qui appartenait cette merveilleuse propriété, elle nous a répondu d’un air rogue et indigné : « Tout le monde sait, Monsieur, que c’est la propriété du duc de Luynes. » Notre demande était pourtant naturelle ; nous nous savions à 6 kilomètres du château de Dampierre, le parc a donc 6 kilomètres de large ! ! ! et une longueur ? Nous arrivons ensuite à Cernay et nous descendons dans la vallée ; là j’ai été véritablement ébloui par la merveilleuse beauté du paysage : j’apercevais devant moi une adorable petite vallée dont tout le fond était un étang planté de roseaux. Nous descendons dans les bois et nous touchons aux cascatelles. Je doute que les fameux jardins de Frascati, dont tu m’as si souvent parlé, soient aussi beaux que cette vallée : figure-toi d’abord un bois avec des chênes d’une grosseur et d’une hauteur improbables, sur nos têtes une voûte de feuilles, autour de nous des roches rouges et grises, grosses comme des maisons, et une rivière sautant de rocher en rocher, courant à droite et à gauche ; j’ai pensé à certaines descriptions de la Jérusalem délivrée. Nous avons ensuite continué notre chemin le long des étangs que nous avons suivis pendant 3 lieues au milieu d’un paysage féerique, suivant le pied d’un coteau boisé où les arbres s’interrompaient tout à coup pour faire place à ces immenses rochers gris qui perçaient la terre de tous côtés. Une seule chose nous troublait, c’était la quantité prodigieuse de reptiles qui fuyaient devant nous. Pendant près de deux heures nous n’avons pas vu une maison, pas rencontré un habitant ; nous allions à la découverte, et nous avons été obligés de boire de l’eau à la rivière en mangeant notre frugal déjeuner. On nous a dit ensuite que personne ne visitait cette vallée à cause des difficultés d’accès : il faut être marcheur enragé pour aller jusqu’au bout. Le dernier étang, plus petit que les autres, est entouré d’un rideau de sapins : il est aussi sombre et désolé que les autres sont gais et riants. Nous arrivons ensuite à Fargis [sic pour Auffargis]. De là, nous allons à Trappes par une affreuse grand’route, et nous allons voir l’étang de Saint-Quentin. Ça c’est autre chose. Figure-toi une immense plaine, une nappe d’eau dont nous n’avons pas vu les bouts (elle a 5 kilomètres de long, des roseaux sur les bords, au milieu des centaines de poules d’eau, et sur la berge des douzaines de chasseurs. Les poules d’eau regardent les chasseurs, les chasseurs regardent les poules d’eau, et on attend. De minute en minute un coup de fusil, c’est pour quelque malheureuse poule qui s’est aventurée trop près des bords ; immédiatement un gamin se met à l’eau et rapporte la victime.
Nous avons gagné Versailles, puis Port-Marly, enfin Chatou à 9 h. ½, et nous avons retrouvé là nos amis. Nous marchions depuis 5 heures du matin et nous avions fait 15 lieues, ou si tu aimes mieux 60 kilomètres, environ 70 000 pas ! ! ! Nos pieds étaient en marmelade2.
Pendant toute cette journée, j’étais poursuivi par une idée fixe, j’avais chaud, j’étais couvert de poussière et je me disais : comme un bain de mer me serait agréable. Pendant la seule partie laide de notre promenade, c’est-à-dire de Fargis [Auffargis] à Trappes, nous avons été poursuivis par une pluie battante. Il avait fait beau jusque-là ; nous avons eu ensuite beau temps jusqu’à 7 heures du soir et alors une nouvelle averse. Aujourd’hui le temps est à peu près remis et il fait très chaud. Je crois que l’été sera bientôt au mois de décembre et l’hiver au mois de juillet. On pourra probablement cette année prendre des bains de mer jusqu’à la fin d’octobre. Y a-t-il encore beaucoup de monde à Étretat ? C’est moi qui n’apprécierais pas du tout un souper au clair de la lune sur le galet d’Antifer. Oh ! non, mais non...
Ton fils,
Guy de Maupassant

1 Paradou : jardin décrit par Zola dans La Faute de l’Abbé Mouret.
2 D’après le compte de Maupassant, les promeneurs auraient fait plus de 13 kilomètres à l’heure, ce qui ne paraît pas vraisemblable.