Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome II, pp. 261-262, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

Paris, fin septembre 1887.
Ma bien chère mère,
Je vais peut-être me trouver forcé de rester à Paris plus longtemps que je n’avais pensé, et je demeure en tout cas fort embarrassé.
En présence des événements qui nous menacent au printemps, Ollendorff veut mettre en vente Pierre et Jean le 3 janvier et non le 20. De sorte que je vais me trouver peut-être dans la nécessité de rester jusque-là, et de ne pas faire un second voyage à Paris comme je le pensais, mes finances ne me permettant plus aucune dépense superflue. Une fois Pierre et Jean lancé, j’irai à Cannes pour le reste de l’hiver.
Les temps sont très mauvais pour nous : on ne vend rien. Quant à moi je suis à sec et si je ne veux pas être obligé de demander une place de bibliothécaire il faut que je ne perde pas de temps car je ne peux plus faire de journalisme.
Pierre et Jean aura un succès littéraire, mais non pas un succès de vente. Je suis sûr que le livre est bon, je te l’ai toujours écrit ; mais il est cruel, ce qui l’empêchera de se vendre. II faut donc que j’avise à gagner ma vie sans trop compter sur la librairie et je vais essayer du théâtre que je considère comme un métier, afin d’écrire mes livres absolument à ma guise sans me préoccuper le moins du monde de ce qu’ils deviendront. Si je peux réussir au théâtre je dors tranquille, sans abuser d’ailleurs de ce trafic pseudo-littéraire.
Je vais très bien en ce moment, ayant repris douches et bains de vapeur et vivant dans une serre chaude, car mon logis est terriblement chauffé. Je compte aller à Étretat dans une dizaine de jours. Il faudra que j’y reste au moins quatre jours pour ne rien oublier. Je pense bien dès mon retour à Cannes que je louerai l’appartement Pierrugues, qui ne me déplaît pas et qui ne mangera pas trop de meubles.
À 700 francs ce n’est vraiment pas cher. Je crois qu’Hervé1 aura beaucoup de clients dans le monde de Cannes cet hiver. Aussi je vais tâcher de lui faire expédier les meubles le plus tôt possible. Mais on ira tard là-bas. Mme de Sagan chez qui j’ai déjeuné hier et ses amis n’iront pas avant le 15 janvier.
On est très préoccupé des événements politiques et surtout des menaces du côté de l’Allemagne. Je crois qu’Ollendorff a raison de mettre en vente Pierre et Jean dès les premiers jours de janvier, car on peut espérer à ce moment 15 jours ou 3 semaines de tranquillité. Mais après ? Mensonges, de Bourget, a un grand succès littéraire, mais la vente est contrariée par toutes ces inquiétudes qui oppressent le public. On dit que La Terre, en volume, a beaucoup de puissance et d’ampleur. Seuls les théâtres sont en pleine vogue et gagnent beaucoup, car il faut bien passer ces soirées quelque part. J’y vais en ce moment pour apprendre un peu ce que c’est, et je m’aperçois que c’est une éducation à faire entièrement. Je suis en train de dégager les fonds du monument Flaubert et ce n’est pas facile, Lapierre les ayant placés à la Banque de France ; s’il mourait nous serions plongés en des difficultés innombrables.
À ce propos j’ai appris que le Crédit Lyonnais ne serait pas très sûr en cas de crise violente. Il faut donc qu’Hervé paye le plus possible avec les chèques. Les deux meilleures institutions de crédit sont le Crédit Foncier et le Crédit Industriel.
Adieu, ma chère mère, je t’embrasse de tout mon cœur. Mille choses au ménage Hervé.
Ton fils,
Guy
Le kiosque fait-il bien ? Où en sont les travaux de canalisation ?

1 Hervé de Maupassant