Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 88-90, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

Paris, ce 6 octobre 1875.
Je m’imagine que tu dois te trouver bien isolée, ma chère mère, et l’hiver qu’on annonce devoir être très dur, m’épouvante un peu pour toi. Si, seulement, nous étions au mois de janvier, le cap terrible serait doublé. Quand les jours s’allongent, pour moi on est sauvé. C’est décembre qui me terrifie, le mois noir, le mois sinistre, le mois profond, la minuit de l’année. On nous a déjà donné des lampes au Ministère. Dans un mois, nous ferons du feu. Je voudrais bien être au jour où on l’éteindra.
J’ai été l’autre jour voir si Flaubert était revenu et j’ai appris qu’il n’habitait plus rue Murillo, mais faubourg Saint Honoré 240. Dans la même maison et sur le même palier que Mme Commanville. Je me suis rendu à cette nouvelle adresse et là on n’a pas pu me dire quand il viendrait. Comme je sais par Leloir que Louis a été à Croisset l’autre jour et qu’Émile a répondu que M. Flaubert n’était pas à Croisset et qu’il ignorait où il se trouvait, je crains qu’il soit malade et que, pour cette raison, il ait refusé de voir Louis et Leloir1.
Hervé est arrivé lundi comme tu me l’avais annoncé. Il a déjeuné et dîné avec moi hier, puis il est rentré chez M. Debauve. Et je suppose qu’il doit trouver cela rudement drôle d’être enfermé, astreint à une discipline et obligé de travailler une grande partie du jour. Je l’ai mené hier acheter un grand chapeau et il avait une bien bonne tête, surmonté de l’appareil qu’on appelle chapeau haut de forme. Je croyais qu’il allait m’apporter la paire de bottines que Thurin devait remettre à mon père, mais je n’ai encore rien reçu et je te prie de faire dire à cet animal qu’il ait à me faire tenir mes bottines sans que j’aie de port à payer. Quand tu verras Louise de M. dis-lui que je me suis occupé d’obtenir le renseignement qu’elle demande, mais que, malgré pas mal de courses et de démarches, je n’ai pu encore arriver à rien. J’espère cependant que d’ici à une quinzaine de jours, je pourrai lui répondre d’une manière satisfaisante. Je pense pouvoir obtenir ce renseignement par un Monsieur que je connais, en ce moment en congé, et qui a une place à la Censure.
Dis aussi à Martin Vatinel que je me suis occupé de son affaire et que le Chef de Bureau de l’Inscription Maritime m’a répondu qu’il n’y a qu’un moyen d’éviter le désagrément dont il se plaint, c’est de prendre un rôle pour un petit bateau, comme pour son grand.
Maintenant je te prie aussi d’aller à la Mairie prier M. Esnault de me faire avoir de suite les renseignements suivants, demandés par le Ministère de la Guerre.
Comme j’étais parti avant le tirage au sort (classe 1870), le Maire d’Étretat a évidemment tiré pour moi, par la suite. Dans quelle subdivision de région a eu lieu le tirage au sort ? Quel était mon numéro de registre matricule ?
II m’est arrivé hier soir un petit accident qui aurait pu avoir des suites mais qui, heureusement, n’a rien été ; en me penchant trop près d’une bougie, j’ai mis le feu à ma barbe ; j’ai arrêté de suite l’incendie avec ma main, mais tout un côté a flambé et il a fallu me raser, ce qui m’embête beaucoup, car je vais avoir l’ennui de la laisser pousser et c’est bien incommode et bien laid pendant les 3 premiers mois.
Je ne sais absolument de quelle façon arranger mon chapitre de la bonne et du singe dans Héraclius2 et je suis très embarrassé. Je commence ma comédie Une Répétition et aussitôt qu’elle sera finie je ferai, en même temps que mes nouvelles de canotage, une série de nouvelles intitulées Grandes Misères des Petites Gens. J’ai déjà six sujets que je crois très bien. Par exemple ce n’est pas gai.
Adieu, ma chère mère, je t’embrasse de tout cœur. Bien des choses à tout le monde. Compliments à Josèphe.
Ton fils,
Guy de Maupassant

1 Flaubert ne regagna Paris qu’au début de novembre, après une absence de plusieurs mois. Il avisa Maupassant dès son retour. Cf. Flaubert, Correspondance (éd. Conard, tome VII, 1930, N° 1562). Billet à Maupassant : « Mon petit père, il est bien convenu, n’est-ce pas que vous déjeunez chez moi tous les dimanches de cet hiner. Donc à dimanche et à vous. »
2 Cf. Revue de Paris, 15 novembre et 1er décembre 1921 : Le Docteur Héraclius Gloss, avec préface de Jean Ossola.