Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 93-95, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À robert pinchon

Paris, ce 11 mars 1876.
Mon cher La Toque,
J’ai reçu hier ta lettre et j’ai versé dessus des larmes d’attendrissement. J’ai immédiatement eu l’idée de faire une grande quête ou une loterie à ton profit ou de prier la Farcy d’abandonner les recettes d’une nuit pour te permettre de venir nous retrouver. Je sais que Paris entier et surtout les environs répondront à mon appel.
... Quant à moi je ne m’occupe pas de théâtre en ce moment ; je trouve que décidément les directeurs ne valent pas la peine qu’on travaille pour eux ! ! ! Ils trouvent, il est vrai, nos pièces charmantes, mais ils ne les jouent pas ; et pour moi j’aimerais mieux qu’ils les trouvassent mauvaises et qu’ils les fissent représenter. C’est assez te dire que Raymond Deslandes juge ma Répétition trop fine pour le Vaudeville. J’ai du reste peu travaillé. Mon cœur me faisant beaucoup souffrir, j’ai été consulter, et on m’a ordonné un repos complet avec bromure de potassium, digitale et défense de veiller. Ce traitement n’a obtenu aucun succès. Alors on m’a mis à l’arsenic, iodure de potassium, teinture de colchique : ce traitement n’a obtenu aucun succès. Alors mon médecin m’a envoyé consulter un spécialiste, le maître des maîtres, le docteur Potain... Ce dernier m’a déclaré que le cœur lui-même n’avait absolument rien mais que j’étais atteint d’un commencement d’empoisonnement par la nicotine. Cela m’a produit tant d’effet que j’ai avalé immédiatement toutes mes pipes pour ne plus les voir. Cependant mon cœur bat toujours autant ; il est vrai qu’il n’y a que quinze jours que je ne fume plus.
... J’ai fait une pièce de vers1 qui va d’un coup me faire passer la réputation des plus grands poètes : elle paraîtra le 20 de ce mois dans la République des Lettres, si l’éditeur-propriétaire ne la lit pas, car cet homme est un catholique forcené, et ma pièce, chaste de termes, est ce qu’on peut faire de plus immoral, impudique, etc., comme images et donnée. Flaubert, plein d’enthousiasme, m’a dit de l’envoyer à Catulle Mendès, directeur de cette revue ; ce dernier, complètement renversé, va essayer de la faire passer malgré le propriétaire ; puis il l’a lue à plusieurs membres du Parnasse ; on en a parlé, et samedi dernier, à un dîner littéraire auquel assistait Zola, il paraît que j’ai fait le sujet de la conversation, pendant une heure, entre hommes qui ne me connaissent pas du tout. Zola écoutait sans rien dire, Mendès m’a présenté à quelques Parnassiens qui m’ont accablé de compliments. Mais seulement, c’est roide de publier l’histoire de deux jeunes gens qui meurent à force de... Je me demande si comme l’illustre Barbet d’Aurevilly, je ne vais pas être appelé devant le juge d’instruction ?
... As-tu lu le livre de Daudet, Jack ? C’est très remarquable. Zola m’a envoyé hier un exemplaire de son nouveau roman qui ne paraît que la semaine prochaine. Je trouve cela superbe. C’est un livre politique, l’histoire de Rouher2.
... Ma Femme à Barbe3 m’a fait faire la connaissance d’une admiratrice passionnée — sous tous les rapports, mais avec laquelle je joue jusqu’ici le triste rôle de Joseph vis-à-vis de Mme Putiphar : c’est Suzanne Lagier4...
La dite Suzanne Lagier veut absolument réciter une pièce de moi en public dans une matinée qui aura lieu au commencement de mai et dans laquelle elle jouera, et je lui fais en ce moment une pièce attendrissante qui fera pleurer toutes les dames.
... Ma nouvelle En Canot paraît ces jours-ci à L’Officiel et L’Aventure du Petit Pierre vraisemblablement à L’Opinion Nationale. Voici pourquoi je dis vraisemblablement. Ce journal a reçu ma nouvelle, m’a promis de la publier, puis au dernier moment, par un scrupule de conscience bien naturel, il m’a fait demander si j’avais l’intention d’être payé. J’ai répondu que je l’avais indubitablement. Alors le rédacteur m’a dit qu’ils n’avaient pas précisément celle de me payer. J’ai annoncé alors que moi j’aurais celle-là de retirer ma nouvelle pour la porter autre part. Alors il m’a prié d’attendre pour leur laisser le temps de décider quelle intention ils finiraient par avoir : de sorte qu’en ce moment L’Opinion me laisse sans elle-même (opinion)5...
Joseph Prunier

1 Au bord de l’Eau, publié le 20 mars 1876 dans La République des Lettres.
2 Son Excellence Eugène Rougon.
3 Poème érotique de Maupassant.
4 Suzanne Lagier, actrice française (1833-1893). Maupassant la juge en ces termes, dans une lettre dont nous ne reproduisons que ce passage : « Suzanne Lagier, la première baiseuse... pleine d’esprit du reste et gonflée du f... de trois générations. Elle débite les histoires les plus excessivement cochonnes et drôles... »
5 Lettre illustrée par Maupassant de croquis à la plume : — 1° Hadji (dit aussi N’a qu’un œil) assis avec ses camarades de bureau sous la surveillance du commis principal. — 2° La tête du professeur Potain. — 3° Caricatures de Flaubert, Tourgueneff et Alphonse Daudet représentés debout : Maupassant assis est en train de les dessiner. (Voir le fac-similé).