De Jules Lemaître
à Maupassant
Mon cher ami,
Je viens de lire votre préface dans le Supplément du
Figaro1 et je vous demande ingénuement des explications. Vous dites que le critique doit
admettre chez les écrivains « les tendances ... etc. » les plus opposées. Soit. Vous ajoutez qu’il ne doit « apprécier le résultat que selon la nature de l’effort ». Pourquoi n’apprécierait-il pas la nature de l’effort même ? Voulez-vous lui interdire le droit d’avoir lui-même des préférences ? (Notez que c’est parce que Taine, Sainte-Beuve ou Bourget ont des préférences qu’ils sont intéressants et vivants.) Enfin, tout de suite après avoir dit que le critique doit « comprendre et critiquer toutes les tendances », vous dites qu’« il ne doit pas s’en occuper ». Voilà une jolie contradiction ! À moins que vous n’entendiez que le critique ne doit pas se préoccuper des tendances
pour les juger, ce qui serait contestable, mais clair et d’accord avec ce qui précède. Seulement il faudrait le dire. Bref, je n’y vois goutte, et je m’en plains. Vous, si lucide d’ordinaire ! Qu’est-ce qui vous est donc arrivé ?
Maintenant que j’ai fait ma petite protestation, je suis à l’aise pour vous dire que Pierre et Jean (que j’ai lu pieusement dans la Nouvelle Revue) est une des belles choses que vous avec faites. C’est cruel, mais vraisemblable, c’est-à-dire vrai. Et quant à l’exécution, vous n’avez rien fait de plus net, de plus arrêté, de mieux composé et distribué, de plus magistral. Mais j’espère bientôt vous voir et vous dire à la fois toute l’admiration et toute la rancune que j’ai sur le cœur.
À vous bien cordialement.