Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 25-26, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre 494
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À Édouard Estaunié

Sur le Bel-Ami (Cannes),
2 février 1888.
Monsieur et cher confrère,
Quoi d’étonnant à ce que le même sujet nous ait tentés en même temps ? Vous avez eu la malchance de voir mon livre paraître avant le vôtre1, alors que l’un et l’autre étaient prêts en même temps. C’est là une fatalité dont vous êtes victime, mais qui n’enlève aucun mérite à votre œuvre. Il est indubitable que vous ignoriez ce que j’écrivais, comme j’ignorais moi-même ce que vous écriviez, alors que, loin l’un et l’autre, sans nous connaître, nous achevions vous Stéphane et moi Pierre et Jean.
Mais dans la fréquence de ces coïncidences qu’on appelle des plagiats lorsqu’on ne peut avoir la certitude, comme nous l’avons aujourd’hui, que les auteurs s’ignoraient comme ils ignoraient leur travail simultané, n’y a-t-il pas une cause inaperçue, inobservée et mystérieuse ? Comment se fait-il que souvent deux hommes du même métier achèvent au même jour la même besogne, enfantent deux livres tellement pareils qu’ils semblent s’être communiqué leurs pensées et leurs sujets ?
N’est-ce pas qu’ils ont reçu sans s’en douter le même germe d’émotion ? C’est un fait divers de journal qui m’a donné la première idée de Pierre et Jean. Ne se peut-il que vous ayez lu le même fait divers, le même jour que moi ? Combien de fois aussi un événement quelconque retentissant, discuté, commenté, produit, en deux esprits de même nature, la même commotion, puis la même suite de raisonnements et de déductions, engendre un travail analogue qui les mène aux mêmes conséquences logiques. Que l’un de ces esprits produise plus vite, pour une cause quelconque, l’œuvre née de la même graine, on accusera presque fatalement l’autre d’être un plagiaire.
Je ne puis, Monsieur et cher confrère, que vous plaindre de l’ennui qui vous arrive. Je me permets en même temps de vous féliciter pour ce premier livre que j’ose louer puisqu’il ressemble au mien. Je lui souhaite en tout cas un grand succès et je vous prie de croire à mes sentiments très dévoués.
Guy de Maupassant

1 En 1888, Edouard Estaunié préparait son premier roman Un Simple, appelé d’abord Stéphane, qui se trouvait avoir le même sujet que Pierre et Jean. Maupassant, ajoute Clément-Janin (qui a publié la présente lettre dans Le Monde Nouveau du 15 juillet 1924), aurait consenti que cette lettre servît de préface à Un Simple. Estaunié se contenta de lui dédier son roman, qui parut trois ans plus tard.