Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 12-13, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Louis Le Poittevin1

Étretat, ce dimanche. [Avril 1868.]
Cher cousin,
Je profite de mes quelques jours de vacances pour t’écrire, car il y a tant de temps que nous ne nous sommes vus, que tu ne dois pas savoir si je suis mort ou vivant ; d’un autre côté, j’ai perdu beaucoup de temps les années dernières ; de sorte que je n’ai pas une minute à moi à Yvetot ; il faut travailler sans cesse si je veux réussir à mes examens, et je dois attendre les quelques moments de repos que me donnent les vacances pour écrire à ceux qui me sont chers. Il y a vraiment une sorte de fatalité qui nous empêche de nous voir. Quand j’ai été à Rouen à la fin des grandes vacances dernières, tu n’y étais pas ; et lorsque ma mère et ma tante vous ont vus à La Neuville j’étais enfermé dans mon cloître d’Yvetot. Je ne sais si tu connais cette baraque, couvent triste, où règnent les curés, l’hypocrisie, l’ennui, etc., etc., et d’où s’exhale une odeur de soutane qui se répand dans toute la ville d’Yvetot et qu’on garde encore malgré soi les premiers jours de vacances ; pour m’en débarrasser je viens de lire un ouvrage de J. J. Rousseau. Je ne connaissais pas La Nouvelle Héloïse et ce livre m’a servi en même temps de désinfectant et de pieuse lecture pour la semaine sainte.
Je ne sais si tu as appris que notre cousin Marcel Le Poittevin de Cherbourg arrive ici mardi, avec sa femme et ses enfants pour passer quelques jours avec nous. Je me promets bien de le mener bon gré mal gré dans les falaises pour lui faire connaître les environs, car je suis seul et cela m’ennuie de faire des excursions sans compagnons. Pourquoi donc ne viens-tu pas nous voir, je te mènerais dans des vallées et des bois inconnus aux profanes, auprès des sources qui jaillissent de nos grands rochers, et là, en présence de la belle nature, tu pourrais faire quelque jolie pièce de vers. Je sais que tu n’as pas besoin de cela pour faire de beaux vers, mais je t’assure que ces spectacles t’en inspireraient de plus beaux encore, et j’aurais du moins quelqu’un avec qui me promener.
Avant de finir ma lettre, j’ai une demande à t’adresser ; et j’espère que tu ne me refuseras pas. On vient de me donner un album où je mets les photographies de mes parents et de mes amis, et à ce double titre je désire y mettre la tienne et celle d’Armand aussi. Je vous prie de bien vouloir me les envoyer ; ma mère me charge de demander celle de ma tante Louise. Adieu, cher Louis, ma mère et mon frère se joignent à moi pour t’embrasser ainsi qu’Armand et ta mère. Nous serrons affectueusement la main à mon oncle.
Guy de Maupassant

1 Fils d’Alfred Le Poittevin, oncle de Maupassant.