Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 48-49, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Émile Zola

10, rue de Montchanin.
[Juillet 1888].
Mon cher Maître et ami,
En recevant votre 1re lettre j’ai compris immédiatement qu’ayant accepté la croix à la suite d’une démarche faite près de vous, vous préfériez, après la réponse portée au ministre par son premier messager, ne pas avoir l’air de charger tout le monde de dire oui pour vous.
Quand M. Lockroy1 que j’ai vu par hasard, car ayant appris que j’étais chez mon ami Roujon chef de bureau au Cabinet, il m’a fait demander de vouloir bien lui parler, m’a prié de me charger de cette mission près de vous, j’ai été très heureux de m’en charger. Je savais par lui d’ailleurs qu’il avait déjà pressenti Madame Charpentier sur vos intentions. J’avais répondu à ses interrogations que je n’avais pas connaissance que vous eussiez refusé la décoration, et j’avais raconté ce que je savais de l’histoire Bardoux.
Quant à moi (je réponds à la dernière phrase de votre lettre) j’ai brûlé mes vaisseaux de façon à supprimer toute chance de retour. J’ai refusé l’an dernier, en termes formels et définitifs la croix qui m’était offerte par M. Spuller. Je viens de renouveler ce refus à M. Lockroy. Ce ne sont ni des raisonnements ni des principes qui m’ont conduit à cette détermination, car je ne vois pas pourquoi on dédaignerait la Légion d’honneur, mais une répugnance profonde, bête et invincible. Je me suis tâté et j’ai reconnu qu’il me serait très désagréable d’être décoré, et que je regretterais, durant toute ma vie, d’avoir accepté. Il en est et il en sera de même pour l’Académie, ce qui est, je crois, encore plus niais de ma part.
Je pars pour Étretat jeudi, mais je repasserai par Paris dans un mois en allant dans les Vosges, et j’espère bien pouvoir aller vous serrer la main.
Présentez, je vous prie, mes compliments empressés à Madame Zola et croyez à ma vive amitié.
Guy de Maupassant

1 C’est en effet Lockroy, ministre de l’Instruction publique dans le cabinet Floquet, qui fit nommer Zola chevalier de la Légion d’honneur, le 14 juillet 1888.