Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 50-51, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À un destinataire non identifié

[Juillet 1888.]
Mon cher confrère,
J’espérais vivement et vainement n’être point cité parmi ceux qui ont refusé la croix. Votre article me démontre que j’ai eu tort d’espérer cela. J’ai lu d’ailleurs des échos et reçu des lettres qui me prouvent qu’on a fait, à ce sujet, quelque bruit. Je n’y suis pour rien et j’ignore qui a répandu la nouvelle un peu erronée qui court.
On ne m’a point proposé la croix ; on m’a interrogé seulement pour le cas où le ministre songerait à moi. J’ai répondu que je considérais comme une grossièreté de refuser une distinction très recherchée et très respectable — mais j’ai prié qu’on ne me l’offrît point et qu’on demandât au ministre de m’oublier.
J’ai toujours dit, tous mes amis en pourraient témoigner, que je désirais rester en dehors de tous les honneurs et de toutes les dignités. J’ai eu soin de le répéter souvent, et depuis fort longtemps, afin qu’on ne me suspectât point d’arrière-pensée à un moment donné.
Quant à mes raisons, elles sont trop nombreuses pour être écrites.
Une seule suffirait, d’ailleurs : je n’admets pas de hiérarchie officielle dans les lettres. Nous sommes ce que nous sommes sans avoir besoin d’être classés.
Si la Légion d’honneur n’avait point de degrés je la comprendrais davantage, mais les grades constituent une échelle de mérite vraiment par trop fantaisiste.
Vous aviez cité Edmond de Goncourt. Peut-on contester sa haute valeur et surtout son influence sur la littérature contemporaine ? Personne, peut-être, n’en eut plus que lui.
Or, il demeure chevalier de la Légion d’honneur, tandis que les grades supérieurs sont réservés sans doute à ses élèves.
Quand on est décidé à ne jamais rien solliciter de personne, il vaut mieux vivre sans titres honorifiques, car si on en obtient un, par hasard, sans intrigue, on est presque certain d’en rester là, et... quand on prend du ruban, on n’en saurait trop prendre.
Cette raison n’est peut-être pas la meilleure, mais quand on n’a point envie d’une chose, la moindre raison vous décide à ne la point demander, et à empêcher qu’on vous la donne. Je tenais cependant à vous dire, après votre article, que j’ai pour la Légion d’honneur un grand respect, et je ne voudrais point qu’on crût le contraire.
Recevez, Monsieur et cher confrère, l’assurance de mes sentiments dévoués.
Guy de Maupassant