Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 51-53, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Mme Émile Straus

Étretat, 15 sept. 1888.
Madame,
Je suis tellement honteux que j’ose à peine vous écrire. Ma seule excuse est l’état de souffrance constant où je vis ; mes migraines ne me quittent plus ni jour ni nuit. Aussi n’ai-je rien fait, absolument rien et mon roman1 en est au même point que lors de mon départ de Paris. Je passe des jours douloureux et vides, attendant encore la fin de cet état qui me plonge dans une telle torpeur que je n’ai pas plus l’énergie d’écrire une lettre que celle de m’en aller. Je dois assurément la prolongation de ces malaises à mon séjour à Paris, qui me produit chaque fois le même effet.
Ne sachant où cette lettre vous trouvera, je vous l’envoie boulevard Haussmann, car je pense que vous aurez quitté depuis longtemps cette cuvette qu’on nomme Royat.
Ici j’assiste à tout ce qui se passe chaque année sur une plage. J’y fais une remarque qui n’est pas neuve, mais qui ne m’avait jamais tant frappé que cette année, c’est combien l’accord qui se fait entre un homme et une femme qui commencent une liaison est basé, non point sur les états d’esprit concordants, mais sur un même niveau intellectuel et social. Quand je dis social, j’ai tort. La situation réelle ne signifie rien, c’est la situation qu’on mérite par sa nature, qui seule détermine le choix. J’ai eu sous les yeux quelques exemples bizarres cet été pour confirmer le proverbe « Qui se ressemble... s’assemble ».
On a vu, certes, des rois épouser des bergères, mais ces rois-là, comme presque tous, étaient nés pour être bergers, et je commence à douter beaucoup qu’un être supérieur, de race fine et de délicatesse raffinée, puisse devenir amoureux d’une créature très rudimentaire. Un homme très intelligent, un homme de génie, peut être de race commune, doué d’une sensibilité vulgaire et manquer du tact élevé qui fait la hiérarchie des êtres dans l’ordre moral. Cet énoncé de principes doit vous paraître bien imprévu, car vous n’avez pas vu toutes les sottes intrigues de notre plage, mais j’imagine que vous en avez vu d’autres, qui les valent.
Je trouve que l’amour à la campagne doit être d’essence très délicate pour ne point devenir ridicule. J’ai vu des gens que j’aimais beaucoup s’embrasser au clair de lune, et ils m’ont si fort choqué, ces gens à qui ne pouvait convenir une chambre d’hôtel meublé, que je n’oserai plus jamais en faire autant en face du croissant. Ne croyez pas, au moins, Madame, en lisant ces réflexions, que je prépare une physiologie de l’amour aux champs. Je suis dans un état d’âme qui me porterait plutôt à traiter de la sagesse, car ce qui passe à portée de mes yeux n’est point fait pour me pousser au sentiment, ou même à sa mimique.
De cela encore, on se prive fort bien, mais ce qu’il y a de plus désolant dans ce pays, c’est la valeur intellectuelle de ses habitants. Ni artistes, ni gens du monde (je ne regrette ces derniers qu’au point de vue du décor) mais des gens de bourse, pauvres, ce qui est le dernier échelon de la misère sociale. On entend, dans les soirées où les femmes ne disent rien, les hommes parler des obligations portugaises, des consolidés, ou du prix du fret de Trieste à Constantinople. Hors cela, ils ne savent rien et s’étonnent beaucoup quand on leur dit avec quelque forme qu’ils sont bêtes, car je n’y résiste pas.
Je pense souvent aux soirées du dimanche et je les regrette fortement, mais cela ne me les rend pas ici.
Adieu, Madame, je baise vos mains avec respect. Je vous prie de croire à mon profond dévouement et d’exprimer toute mon amitié à votre mari.
Guy de Maupassant

1 Fort comme la Mort, commencé au printemps de 1888.