Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 60-62, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Mme Émile Straus

Alger, 5, rue Ledru-Rollin,
21 novembre 1888.
Madame,
Vous devez me juger bien sévèrement, car, après vous avoir promis de vous écrire tout de suite, je ne l’ai pas encore fait. J’ai eu des migraines, j’en ai encore, je me suis installé, fort mal, j’ai essayé de travailler avec le désir constant et la pensée sans cesse revenue de vous écrire, j’ai attendu, plein de remords, jusqu’à aujourd’hui.
Ce n’est pourtant pas que j’aie des distractions à foison. J’ai surtout mal à la tête, de sorte que je promène mes névralgies au soleil, car nous avons du soleil, du vrai, du chaud, du premier tombé, du soleil d’Afrique. Je rôde par les rues arabes jusqu’à onze heures du soir sans pardessus et sans un frisson, ce qui prouve que les nuits sont aussi chaudes que les jours, mais l’influence saharienne est très irritante, très énervante. On ne dort pas, on tressaille, on s’agite, on a mal aux nerfs enfin.
Je ne vous dirai rien de Chambige1. Ici, on est dur pour lui, on a raison. Nous sommes près de la maison et les pièces à conviction n’étaient pas propres, la sentimentalité française et parisienne s’est exaltée sur ce prétendu poète, peu lavé et trouvé dans une posture ou plutôt dans un état de dévêtement partiel aussi grotesque que répugnant. D’autres détails sont immondes.
J’ai dîné hier chez le gouverneur général avec le procureur également général, qui a parlé dans cette affaire. J’ai donc eu une impression fraîche et directe qui ne m’a pas fait griller d’envie, comme l’a dit un homme d’esprit présent, de devenir femme pour être aimé comme Mme Grille. Oui, on fait de l’esprit à Alger, et cela m’a un peu chagriné. J’espérais, hors de Paris, n’être plus exposé aux mots. Je ne m’étais préparé qu’aux insectes. Les uns n’empêchent pas les autres. Si je trouve les mots chez le gouverneur, un charmant homme d’ailleurs, j’attrape les puces dans les mosquées que je fréquente comme un bon musulman. Je vais rêvasser à mon roman dans ces très paisibles asiles de prières, où aucun bruit ne pénètre jamais, où je reste des heures à côté des Arabes assis ou prosternés, sans éveiller la moindre curiosité ou la moindre hostilité de ces admirables impassibles. Les nuits surtout sont délicieuses. L’air caresse, enveloppe, exalte. Je ne sais rien de plus doux que de sentir passer sur les joues de ces petits souffles un peu chauds, un peu frais, pleins d’odeurs légères, un peu irritantes et douces. Quand je vais dans la ville arabe, dans ce féerique labyrinthe de maisons des Mille et une Nuits, les odeurs sont moins douces, par exemple, et plus humaines que champêtres, mais, si le nez en souffre un peu, l’œil se grise follement à voir ces formes blanches ou rouges et ces hommes aux jambes nues et ces femmes enveloppées de mousseline blanche passer d’une porte à l’autre sans bruit, comme des personnages de conte qui vivraient. La société d’Alger semble comme celle d’une ville de province. Elle a cependant des prétentions à être une société de capitale. On y est gai sans détours, sans finesses, sans dessous. On trouve ici, par exemple, une chose rare, une simplicité extrême, franche, sincère, sans pose aucune.
En échange des fort monotones récits que je vous enverrai de ce monde, de ce continent barbare, voulez-vous, Madame, me dire quelquefois ce que vous pensez et ce que font nos amis ?
Je vous en serai bien reconnaissant et je vous prie de croire à mon profond dévouement et d’exprimer mon amitié à votre mari.
Guy de Maupassant

1 Allusion à une célèbre affaire judiciaire. Le 25 janvier 1888, Henri Chambige, jeune homme de 23 ans, tua sa maîtresse, Madeleine Grille, mère de famille âgée de 30 ans ; il tenta ensuite de se suicider, mais ne réussit qu’à se blesser. Le 11 novembre 1888, la cour de Constantine condamna Chambige à sept ans de travaux forcés. Cette affaire inspira à Paul Bourget son roman Le Disciple.