Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 99-101, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À la comtesse Potocka

Grand Hôtel de l’Europe
Crépeaux Ainé
Lyon
Mercredi [21 août 1889].
Madame,
Je viens de passer par une émotion atroce. L’idée de mon frère me tourmentait et j’ai voulu endormir ma migraine avec du chloroforme pour aller à l’asile dès aujourd’hui. J’ai réussi à peu près.
J’avais laissé mon frère à Cannes extravagant, déraisonnable, violent, brutal, fou assurément mais plus irritant qu’apitoyant. Je viens de retrouver un misérable dément qui a fait cent lieues vers la mort, un misérable éperdu dans la crise épouvantable d’angoisse ou il sent encore sans comprendre, un pauvre être grimaçant, pleurant, qui m’a étreint dans ses bras pendant deux heures en demandant sa mère et sa femme et sa fille, et en répétant : « Mon pauvre Guy te rappelles-tu quand j’étais petit ». Il divague, se souvient, oublie, crie au secours, et il m’a déchiré le cœur tellement que je n’ai jamais souffert ainsi1.
Quand j’ai dû partir et quand on lui a refusé de le laisser m’accompagner à la gare il s’est mis à gémir d’une façon si affreuse que je n’ai pu me retenir de pleurer en regardant ce condamné à mort que la nature tue, qui ne reverra pas sa mère, et ne fera plus que m’apercevoir, moi, deux ou trois fois peut-être. Ce n’est plus un homme c’est un enfant qui est seul, qui ne comprend pas pourquoi, demande les siens, et sent bien qu’il y a en lui quelque chose d’effroyable d’irréparable, sans savoir quoi.
Je reste ici demain pour le voir encore, je le lui ai promis.
Ah le pauvre corps humain, le pauvre esprit, quelle saleté, quelle horrible création. Si je croyais au Dieu de vos religions quelle horreur sans limites j’aurais pour lui ! Me voici dans ma chambre d’hôtel, si meurtri que je n’ai pu descendre dîner.
Mais pourquoi vous raconter ces lamentables choses.
Je voulais vous envoyer d’ici un éventail avec quelques lignes. Je n’en ai trouvé qu’un, assez médiocre mais ancien et doublé de façon à me permettre d’écrire deux quatrains qui n’ont guère de sens, mais je n’ai pas la tête claire aujourd’hui. Jamais je ne me suis senti perdu comme je le suis à cette heure, et je vois devant moi tant de chagrins, de douleurs. Si mon frère meurt avant ma mère, je crois que je deviendrai fou moi-même en songeant à la souffrance de cet être. Ah, la pauvre femme, a-t-elle été écrasée broyée et martyrisée sans répit depuis son mariage.
Votre dépêche qu’on vient de me monter m’a été un soulagement, quelque chose comme un sourire, une poignée de main, plus, une sympathie très douce qui m’a fait un bien infini. Elle est arrivée si juste qu’elle m’a semblé apportée par un esprit. J’ai été si surpris, ne vous ayant pas donné mon adresse, que j’ai failli croire à de la sorcellerie. J’ai compris enfin que le numéro d’expédition avait servi à me retrouver. Cela est ingénieux, gentil et délicat. Merci, madame.
Voudrez-vous me dire si vous avez reçu mon éventail dont je suis un peu honteux, à tous égards. Si je vous le demande c’est que je ne connais pas la probité commerciale du marchand qui a fait l’expédition. Au milieu de toutes mes misères d’aujourd’hui j’ai pensé cent fois à ce petit dîner d’hier dans le buffet de la gare. Je n’avais jamais senti mon attachement pour vous si vivant et vibrant. Je ne vous avais jamais sentie si amicale. Est-ce vrai ? Vous faites tomber mes préjugés contre vous. (Ils étaient seulement contre votre sensibilité). (et j’entends par sensibilité l’impressionnabilité affective dont je doutais un peu chez vous.) Cette phrase a l’air écrite par Bourget. Rassurez-vous il n’est pas à Lyon, je l’ai imité sans le vouloir et mon manque de clarté n’est imputable qu’à moi.
Voulez vous m’écrire trois mots, madame, les trois mots que vous arrivez quelquefois à faire tenir dans quatre pages, ou six mots dans huit, ce que je préfère. De toute façon, comme ils ne peuvent être nombreux, faites qu’ils soient énergiques... et affectueux.
Je baise les mains que je ne peux plus tenir ni masser. Et je voudrais bien que vous m’abandonnassiez pour la quatrième fois... une joue, ou deux.
Je suis à vos pieds
Maupassant2

1 Le 11 août 1889, Hervé de Maupassant avait été interné à l’Hôpital psychiatrique de Bron.
2 M. André Vial, qui a publié cette lettre dans le Bulletin du Bibliophile, écrit à ce sujet : « Le Grand Hôtel de l’Europe, qui se trouvait rue Bellecour, à quelques pas de la Saône, a cessé d’exister. Les archives en ont été égarées ou détruites, et avec elles le registre des passages, où était consigné celui de Maupassant. Il ne saurait s’agir toutefois que du mercredi 14 ou du mercredi 21, et plus probablement du 21, le romancier ayant, semble-t-il, quitté Paris pour la côte et l’Italie, le mardi 20. C’est donc le mardi 20 en fin d’après-midi qu’il dut arriver à Lyon, en compagnie de la destinataire de ce message (laquelle, sans doute, s’y arrêta entre deux trains), et c’est, j’imagine, au buffet de la gare de Perrache qu’il prit le repas et eut l’exaltant tête-à-tête auxquels il est fait allusion. C’est enfin le jeudi 22 qu’il dut repartir pour le Midi. »