Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 103-104, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Jean Bourdeau

10, rue de Montchanin
[Septembre 1889.]
Mon cher ami,
Je pars demain pour un voyage en mer — Ile d’Elbe, Corse, et côte italienne. Je vous réponds donc tout de suite. Vous me demandez si je sais un remède à l’ennui de vivre. — Non — Si ; j’en sais un abominable — La blague — Moi, aujourd’hui, je prends tout à la blague, sauf certaines émotions professionnelles. J’ai parfois de courtes et bizarres et violentes révélations de la beauté, d’une beauté inconnue, insaisissable, à peine révélée par certaines idées, certains mots, certains spectacles, certaines colorations du monde à certaines secondes qui font de moi une machine à vibrer, à sentir et à jouir, délicieusement frémissante. Je ne peux pas communiquer cela, ni l’exprimer, ni l’écrire, ni le dire. Je le garde. Je n’ai pas d’autre raison d’être, de continuer à être, et à écouter, et à débiter, et à répéter les inepties dont se compose l’existence. Quant aux idées, qui sont pour beaucoup d’hommes, pour les meilleurs, la raison d’être, je trouve que les plus compliquées sont simples à faire désespérer de l’intelligence humaine, que les plus profondes quand on y a réfléchi cinq minutes, sont pitoyables. Il faut avoir un bon système nerveux, très sensible, un épiderme très délicat, des yeux excellents pour voir, et un bon esprit pour savourer et mépriser. Et se moquer ensuite de tout ce qu’on voit, de tout ce qui est respecté, considéré, estimé, admiré, communément, s’en moquer d’une façon naturelle et constante comme on digère ce qu’on mange. Voyez, c’est-à-dire, avalez et rendez la vie à la façon des aliments de toute nature qui deviennent la même ordure. Tout n’est que de l’Ordure quand on a compris et digéré. Mais tout peu paraître bon quand on est gourmand. Lorsqu’on apporte à cette dégustation un esprit curieux, les premières bouchées sont souvent fines, les premiers baisers sont parfois doux. Lorsque c’est passé — blaguez.
J’ai très mal exprimé cela. J’aurais pu le rendre plus clair, plus précis, avec du temps que je n’ai pas.
Si vous n’êtes plus un gobeur, ou si vous ne l’avez pas été, soyez un jouisseur et un contempteur. Ou bien alors pleurez sur tout et sur vous-même. C’est ce que je fais souvent.
J’ai quitté Triel où nos amis sont venus dîner et répéter ce que vous les avez souvent entendus dire à Paris. On en a ri comme autrefois. Nos belles amies sont toujours parées de la même manière, dont elles usent de la même façon pour faire tourner les mêmes têtes. On mange les mêmes plats à la même heure généralement. On se couche aussi à la même heure. Je pense encore qu’on fait ensuite les mêmes choses. C’est du moins ce qui m’arrive. Pourvu que ce soit avec des personnes nouvelles j’avoue que j’y prends toujours un certain plaisir. Tant qu’on n’aura point changé tout gela, la vie sera monotone et ennuyeuse. — Et on ne changera point tout cela. Prenez-en votre parti.
Après ces trois pages de philosophie — si l’on veut — je vous souhaite, mon cher ami, un peu moins de découragement, et croyez à ma très sincère affection.
Guy de Maupassant