Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 107-108, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre précédente : 568 Lettre 573 — Lettre suivante : 576
Sommaire chronologiqueSommaire alphabétique

À Ferdinand Brunetière

Hôtel Victoria
Pise [1889].
Mon cher confrère,
Je viens de passer un mois en mer, et j’ai trouvé enfin votre lettre qui m’attendait à Livourne. Je vais à présent voir des tableaux. Je suis à Pise depuis quatre jours et je compte en passer quinze à Florence, tout seul, dans les musées. C’est la seule manière de boire, de manger et de digérer ce qu’on voit. Depuis un mois je n’ai causé d’ailleurs avec personne autre que mes matelots ; et comme le balancement de la mer ne me permettait pas d’écrire, je n’ai pu que prendre quelques notes de voyage ou plutôt d’impressions personnelles à propos d’images, de paysages et de solitude. Je réponds bien vite à ce que me dit votre lettre. Je n’ai pas remanié le manuscrit de ma pièce parce que je l’ai oublié à Paris. Il me faut d’ailleurs beaucoup d’attention et de réflexion pour ce travail auquel je ne me livrerai qu’après mon retour.
Je ne sais encore quand je pourrai vous donner quelque chose car je crains que mes notes de voyage ne soient un peu — non pas inconvenantes car on n’y parle pas de femmes, ou à peine, et chastement, — mais rudes pour vous, rudes par l’expression et quelquefois par les opinions qui sont crûment d’un démolisseur. Enfin nous verrons. Vous verrez. Étant données mes résolutions actuelles de travail j’aurai beaucoup de mal je crois, à atteindre le minimum de 15 feuilles que vous m’indiquez. Je verrai M. Buloz en rentrant à Paris au sujet de la question de collaboration exclusive. En y songeant beaucoup peut-être cela aurait-il quelques inconvénients qui ne m’avaient point frappé d’abord, et vaudrait-il mieux que je vous donnasse seulement ce que je pourrai vous donner aux conditions dont nous sommes convenus.
J’ai l’esprit trop balancé par la vague pour pouvoir me mettre encore à travailler sérieusement. Mais je compte m’installer dans une longue besogne d’ici quelques jours.
Cette ville (Pise) est d’un calme délicieux, d’un climat doux comme une caresse. Si ce temps continue j’y reviendrai après mon excursion à Florence. Que cette place du dôme à Pise est belle, d’un sentiment grave, et d’une harmonie supérieurement artiste. La connaissez-vous ? Moi je me passionne pour l’architecture autant que je peux me passionner. Les horreurs de halle foraine de l’Exposition Universelle me font admirer, avec un enthousiasme frénétique, pour moi, la sobriété si savante et si décorative des lignes et des proportions de la décoration si pure de ces vieux monuments.
Je pense que je rentrerai à Paris dans six semaines. Je vous verrai immédiatement. En attendant, mon cher confrère, je vous serre bien cordialement et bien affectueusement les mains.
Guy de Maupassant