Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 108-110, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Jean Bourdeau

Hôtel de la Ville de Florence
[Octobre 1889 ?].
Mon cher ami,
Je suis encore à Florence et j’y reçois votre lettre. J’y ai été fort malade et le médecin semble content de me voir partir, mais, moi, je me connais, ça n’est rien, ça se recollera. J’ai eu des hémorragies violentes de l’intestin où les déchirures, aujourd’hui cicatrisées, font encore des bosses sensibles1. C’est encore un tour de mon système nerveux et de cet odieux régulateur des fonctions physiques des organes qu’on appelle stupidement « Le grand sympathique ». Le mien « grand sympathique », quand un climat ne lui plaît pas il essaye de me tuer en fermant un de ses réseaux, ce qui paralyse un organe. Il m’a fait cela pour le cœur, pour les jambes, pour l’estomac, pour la peau, ce qui m’a rendu chauve il y a huit ans. Il vient de me jouer le même tour dans le ventre, sans crier gare. Je me suis réveillé une nuit saignant comme une femme en couches. Je me tâte. Ça me fait mal. J’appelle mon médecin qui trouve une série d’inflammations, et de déchirures sans rien des caractères qu’ont d’ordinaire ces sortes de maux.
Ah ! joli Bon Dieu, joli Bon Dieu ! Donc je vais revenir en France, mais pas à Paris. Je le regrette car je m’éprends d’une vraie tendresse pour toutes les belles choses d’ici. J’aime ça à retourner dix fois devant un monument ou un tableau. Mais de tous les arts plastiques, le plus cérébral peut-être, le plus supérieur et le plus séduisant pour moi c’est l’architecture. C’est presque incompréhensible pour les bourgeois savants d’aujourd’hui, cet Art de lignes, dominant l’âme par la composition et la séduisant par la grâce sobre du détail. Mais comme il faut un beau cerveau, un beau miroir à belles images, à idées hautes, synthétiques et en même temps presque matérielles pour concevoir et dessiner un rare monument, un de ceux qui contiennent l’histoire d’une race, d’une civilisation et de tout un peuple d’esprits. Moi j’aime autant vivre avec les pierres sculptées d’ici qu’avec toutes les belles dames de Paris, qui durent moins. Je parle en général, car j’ai pour toutes mes amies des amitiés supérieures à celles que je porte aux monuments.
Vous me demandez un conseil au sujet d’un livre. Mon conseil, donné de loin, ne sera pas très utile peut-être. En principe, il ne faut jamais faire une affaire avec Calmann-Lévy — Havard ne vaut plus rien — Marpon très adroit très marchand, paye bien, mais très boutique à treize. Charpentier honorable, bien posé, vend mal les auteurs de second plan. Reste Ollendorff dont je suis fort content. Mais, avec les femmes, tous les chevaliers de la librairie sont cent fois plus pignoufs qu’avec les hommes. Je sais cependant qu’Ollendorff en publie volontiers et il est de relations fort courtoises et fort agréables. Voulez-vous aller le voir. Ci-joint un mot pour lui. Je lui écris en même temps que vous irez peut-être le trouver sans aucune explication, et je vous communique la dite lettre que vous jetterez à la poste si vous vous décidez à y aller.
Je vous serre les mains, mon cher ami, en vous priant de croire à ma sincère affection.
Maupassant

1 Sur l’indisposition de Maupassant, voir la lettre suivante.