Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 105-106, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Catulle Mendès

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris [1876].
Voici, mon cher ami, les raisons qui me font renoncer à devenir franc-maçon : 1° Du moment qu’on entre dans une société quelconque, surtout dans une de celles qui ont des prétentions, bien inoffensives du reste, à être sociétés secrètes, on est astreint à certaines règles, on promet certaines choses, on se met un joug sur le cou, et, quelque léger qu’il soit, c’est désagréable. J’aime mieux payer mon bottier qu’être son égal ; 2° Si la chose était sue, — et elle le serait fatalement — car il ne me conviendrait pas d’entrer dans une réunion d’honnêtes gens pour m’en cacher comme d’une chose honteuse, je me trouverais d’un seul coup, à peu près mis à l’index par la plus grande partie de ma famille, ce qui serait au moins fort inutile, si ce n’était en outre, fort préjudiciable à mes intérêts. Par égoïsme, méchanceté ou éclectisme, je veux n’être jamais lié à aucun parti politique, quel qu’il soit, à aucune religion, à aucune secte, à aucune école ; ne jamais entrer dans aucune association professant certaines doctrines, ne m’incliner devant aucun dogme, devant aucune prime et aucun principe, et cela uniquement pour conserver le droit d’en dire du mal. Je veux qu’il me soit permis d’attaquer tous les bons Dieux, et bataillons carrés sans qu’on puisse me reprocher d’avoir encensé les uns ou manié la pique dans les autres, ce qui me donne également le droit de me battre pour tous mes amis, quel que soit le drapeau qui les couvre.
Vous me direz que c’est prévoir bien loin, mais j’ai peur de la plus petite chaîne qu’elle vienne d’une idée ou d’une femme.
Les fils se transforment tout doucement en câbles, et un jour qu’on se croit encore libre, on veut dire ou faire certaines choses ou passer la nuit dehors, et on s’aperçoit qu’on ne peut plus. J’ai peur de vous paraître prêcheur en cette énumération de causes et de motifs.
Tout cela a l’air plus sérieux que cela n’est, soyez-en persuadé. Et puis... J’ai gardé la bonne raison pour la dernière, et la voici :
Je ne suis pas encore assez grave et assez maître de moi pour m’engager à faire sans rire un signe maçonnique à un frère (voire à mon garçon de restaurant) — il l’est et me l’a dit — (ou même à mon vénérable) et ma gaieté d’augure pourrait m’attirer des vengeances, peut-être me faire « sabler » par le marchand d’anguilles qui passe rue Clauzel où j’habite.
Surtout, ne vous fâchez pas contre moi. Je vous ai dit oui trop vite, l’autre soir, devant une consommation que vous m’offriez ! ! ! Mais, plutôt que de vous blesser en quelque chose, je serais prêt à me faire maçon, mormon, mahométan, mathématicien, matérialiste en littérature, ou même admirateur de Rome vaincue...
Tout à vous,
Guy de Maupassant