Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 115-117, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Jeannine Alexandre Dumas

Cannes, Pension Marie-Louise [1889].
Mademoiselle,
J’ai été très long à lire le manuscrit que vous m’avez confié, parce que mes yeux ne me permettent presque aucune lecture et que je ne peux fixer leur attention plus de vingt minutes de suite sans troubles de la vision.
Je suis fort embarrassé pour vous donner une opinion qui est multiple, car celle qui touche ce début n’entraîne pas du tout la croyance à l’impossibilité d’un succès futur.
D’abord, cette fantaisie est du genre Jules Verne et teintée de philosophie critique, ce qu’il y a de plus difficile à faire, ce qui n’a jamais été fait.
Il faut, pour ces œuvres dans le ciel une imagination débordante, une verve infiniment variée, et, en même temps, une apparente précision scientifique presque indiscutable.
... Le récit commence par des séries d’erreurs que n’importe qui relèvera au premier coup d’œil. Je m’arrête à la plus grosse. Mars est au-dessus de la Terre !... Mais non. Il n’y a dans le ciel ni haut ni bas. Mars semble au-dessus de nous quand la rotation de la Terre nous place de façon à ce que cette planète ait l’air d’être sur nos têtes ; mais, douze heures plus tard elle se trouve exactement sous nos pieds. La vérité scientifique n’a aucun rapport avec les apparences dont nous trompe l’ignorance de nos sens. Il faudrait donc pour nous faire croire au voyage, imaginer d’abord un moyen de locomotion invraisemblable mais admissible dans le rêve d’une imagination troublée par la féerie de l’invention. Celui d’une pierre ferait crier des élèves d’école primaire, car ces éléments de mécanique céleste sont enseignés maintenant partout.
Il nous reste un récit qui est une critique des habitants de la Terre mais qui nous montre des gens assurément aussi ennuyeux que nous, car ils remplacent nos petits préjugés par des contre-préjugés très doctrinaires, par un cours de morale pratique né dans la tête d’un Prudhomme planétaire, et qui substituent au mal les remèdes de même nature. Un conte de cette sorte ne pourrait se faire lire que par une diversité d’incidents assez grande et imprévue pour faire presque oublier les dissertations dont l’originalité n’est pas assez neuve pour capter seule l’attention et l’intérêt.
Mais de là à croire que la jeune femme — vous m’avez dit n’est-ce pas que cette œuvre est d’une femme — doive renoncer à écrire, il y a loin.
D’abord, c’est un long récit, preuve de la continuité de la pensée, de l’haleine. Ensuite, il révèle une tendance à la critique et à l’esprit, qui peuvent donner avec de l’expérience et du travail des résultats charmants. Si je compare ce début avec ceux de presque tous nos écrivains, en particulier, avec les premiers livres de Zola que je viens de lire, je le trouve plus mûr et plus nourri de promesses.
Je crois que l’auteur a peu lu les Maîtres dont la tournure d’esprit peut accroître, aiguiser, assouplir ses idées. Si c’est une jeune fille cela ne m’étonne pas. Je ne parle pas ici de romanciers, mais de grands fantaisistes, des grands ironiques, des grands railleurs. Je crois qu’on ne peut acquérir de qualités essentielles qu’après avoir très bien compris et analysé celles des autres, car je doute des talents innés à moins que ce soient des génies. À la rigueur un poète ou un romancier peut être doué exceptionnellement ; mais quand il s’agit de la fine, mordante et spirituelle raillerie, il y faut une sauce d’habileté que seule l’expérience peut donner.
Excusez cette sévérité qui est toute ma pensée. Et surtout ne dites pas à votre amie de cesser d’écrire.
Croyez, Mademoiselle, à mon très respectueux et très profond dévouement.
Guy de Maupassant1

1 Publiée par Maurice d’Hartoy : Guy de Maupassant inconnu, 1957. — M. d’Hartoy considère que les trois lettres à Jeannine Dumas ont été écrites en 1887 ; l’indication de la résidence à Cannes, Pension Marie-Louise, et l’annonce d’un prochain voyage en Angleterre (lettre N° 587), nous invitent à les situer en 1889 (le séjour en Angleterre date de 1890).