Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 118-119, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Jeannine Alexandre Dumas

Cannes [1889].
Mademoiselle,
Je suis très perplexe. J’ai peur de donner un mauvais conseil.
En principe, sauf deux ou trois exceptions, aucune femme ne peut vivre de sa plume.
Si celle dont vous me parlez était riche et pensait à écrire par amour des lettres, je répondrais : oui, oui, oui, qu’elle écrive. Mais du moment qu’elle n’éprouve le désir de la production que pour faire cuire sa soupe, je réponds : non, comme je répondrais : non, à n’importe qui dans le même cas.
Du moment que l’idée d’argent à gagner, même d’économie domestique, se mêle à la fièvre secrète qui fait germer les idées, c’est que cette fièvre n’existe pas. Alors que cette femme fasse n’importe quoi, mais pas de littérature. Je n’admets aucune transaction sur ce point. Quand on écrit pour un autre motif que l’écriture, on peut être doué pour tout, mais on ne l’est certainement pas pour les lettres.
Quand une œuvre a été faite sans aucun souci que celui de cette œuvre, qu’on la vende cher, très cher, qu’on ne se laisse pas voler par les intermédiaires, rien de plus normal et de plus naturel ; mais la littérature considérée comme un moyen de divorce m’ôte tout scrupule. Il se passera des années avant que cette jeune femme vende utilement sa prose. Et quelle misérable vie que celle d’une femme de lettres quand elle ne devient pas illustre du premier coup, comme Madame Sand. J’en connais beaucoup. Je les ai vues poursuivre les éditeurs, les directeurs de journaux, les confrères.
Femme, je préférerais tout à cette existence-là. Quand on aime une chose, on ne demande pas si on doit la faire. On la fait, et alors, presque toujours on la fait bien. Cette jeune femme est certainement intelligente, douée jusqu’à un certain point, bien qu’elle n’ait, de ce qu’on appelle le style, aucune notion. Son esprit est souple et prendrait peut-être assez vite une note spéciale, dont elle pourrait faire une note à succès. Mais dès qu’il s’agit de popote, de divorce, de mari, de tout un drame domestique dont on cherche le dénouement dans les dix centimes qu’on lui donnera par ligne dans les journaux — quand on les lui donnera — qu’elle fasse n’importe quoi, mais pas ça.
Excusez-moi, Mademoiselle, si je vous écris si nettement mon opinion. Puisque vous m’avez exposé la situation, je réponds sur la situation même.
Agréez, je vous prie, l’hommage de mon très respectueux et très sincère dévouement.
Guy de Maupassant1

1 Publiée par Maurice d’Hartoy : Guy de Maupassant inconnu, 1957.