Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 14-15, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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De Louis Le Poittevin
à Guy de Maupassant

La Neuville, ce 16 avril 1868.
Mon cher Guy,
Ta lettre m’a rendu bien heureux ; cette marque d’amitié que tu me témoignes me fait assez voir que ton cœur ne connaît point l’absence et que malgré la distance qui nous sépare il ne craint pas de venir quelquefois faire comprendre aux habitants de La Neuville qu’il ne les oublie pas.
Il y a, comme tu le dis, bien longtemps que nous ne nous sommes vus, et cela m’est d’autant plus pénible que nous sommes unis par le sang et par l’amitié, que nos goûts semblent les mêmes et que nos caractères fraterniseraient indubitablement. Je ne puis penser sans une sorte de serrement de cœur que nous pourrions nous rencontrer dans une rue et, peut-être, ne pas nous reconnaître, car tu dois avoir bien grandi et par conséquent avoir changé depuis que nous nous sommes trouvés ensemble à Bornambusc. Une sorte de fatalité, dis-tu dans ta lettre, nous écarte, nous sépare l’un de l’autre. Eh bien, tu sais quelle elle est, cette fatalité. Réfléchis, tu la connaîtras comme moi. D’un côté tu trouveras le cloître et de l’autre la faculté de droit.
Voilà les deux seuls obstacles à notre réunion ; sans eux nous pourrions nous serrer plus souvent la main, gravir les rochers escarpés d’Étretat ou marcher au fond des bois de La Neuville, causer, rire, chanter, faire des vers ensemble, passe-temps délicieux et remède sans pareil contre l’ennui et la fatigue que cause le Droit à l’esprit.
Tu sentiras aussi, j’en suis sûr, tout le positif de cette science, toute son aridité, quand, après avoir terminé tes études littéraires, tu te mettras à cultiver le code. Ton esprit passionné pour les lettres ne se courbera pas en un jour à ce travail. J’ai senti bien souvent pendant des mois entiers le mien prêt à se révolter et je ne sais véritablement pas comment j’ai continué une étude qui était si en désaccord avec mon caractère. La poésie en effet cherche les illusions, et il n’y a rien de moins propre à en procurer que les recueils de jurisprudence.
Je te prie toutefois de ne pas prendre entièrement à la lettre tout ce que je te dis à ce sujet ; il y a longtemps que mon cœur est loin d’affectionner cette étude et il a probablement été un peu loin dans son effusion.
Il est trop certain que nous ne pourrons nous voir encore cette année ; tu vas rentrer dans ton cloître, moi dans mon corpus juris civilis et le temps se passera sans nous voir réunis.
Enfin, j’espère être plus heureux l’an prochain ; d’un côté, mon droit sera terminé, de l’autre, tes examens de baccalauréat seront passés, et ces deux obstacles disparaissant nous célébrerons par une pièce de vers le jour qui nous verra la main dans la main.
Tu me demandes ma photographie, cher cousin ; je ne l’ai pas, sans quoi tu n’aurais pas été obligé de me la demander, allant au-devant de tes désirs, je te l’aurais envoyée depuis longtemps. Aussitôt que j’en posséderai de nouvelles, tu en recevras une ; quant à mon frère, il en a je crois encore et il t’en fera parvenir une — ma mère aussi ne vous oubliera pas.
Tout à toi,
Le Poittevin