Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, p. 117, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur. En 2006, la lettre sera publiée, avec un fac-similé et une notice du professeur Luc Montagnier, dans Lettres intimes, une collection dévoilée, Anne-Marie Springer, Paris, Les Éditions Textuel, 2006, p. 132-135. Seules les deux premières pages (sur les quatre) du fac-similé sont reproduites dans une dimension lisible.
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À Robert Pinchon

[Fragment]

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris, 2 mars 1877.
[Son docteur vient de lui apprendre qu’il est atteint d’une maladie spécifique dont le remède est le mercure et l’iodure de potassium — Récit de la consultation chez son docteur habituel et de la consultation chez un autre docteur.]

Mon cher La Toque...
J’ai la vérole ! enfin ! la vraie ! ! pas la méprisable chaude-pisse, pas l’ecclésiastique christaline, pas les bourgeoises crêtes de coq, ou les légumineux choux-fleurs, non, non, la grande vérole, celle dont est mort François Ier... Et j’en suis fier morbleu et je méprise par-dessus tout les bourgeois. Alleluia ! j’ai la vérole, par conséquent, je n’ai plus peur de l’attraper...1

[À la suite de cette confidence, Maupassant a copié une poésie libre. Sur la 4e page deux dessins à la plume avec légendes : dans l’un d’eux est représenté La Toque ; l’autre intitulé « L’Empire du milieu ». Maupassant informe enfin son ami qu’il l’attend avec impatience à Paris pour une reprise (à la demande générale) de la pièce À la Feuille de Rose.]

[Catalogue de vente Georges Blaizot, 25 juin 1937. — L’original de cette lettre, acquise par un collectionneur privé, a disparu pendant l’occupation.]

1 Maupassant garda peut-être, malgré tout, des doutes sur sa maladie. Cf. infra la lettre 98 99.



[Version complète]

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris, 2 mars 1877.
Mon cher La Tôque
Tu ne devineras jamais la merveilleuse découverte que mon médecin vient de faire en moi — jamais, non jamais — Comme mes poils tout à fait tombés ne repoussaient pas, que mon père pleurait autour de moi que les lamentations de ma mère venaient d’Étretat jusqu’ici — j’ai pris mon médecin au collet et je lui ai dit : « Bougre tu vas trouver ce que j’ai, ou je te casse — » Il m’a répondu « La Vérole » — j’avoue que je ne m’y attendais pas j’ai été très turlupiné enfin j’ai dit « Quel remède » Il m’a répondu « Mercure et iodure de potassium » — J’allai voir un autre Esculape et lui ayant narré mon cas lui demandais un avis. Il m’a répondu — « Vieille syphilis datant de 6 ou 7 ans qui a dû être communiquée par une plaque muqueuse aujourd’hui disparue » — « Remède » ! — « Iodure de potassium & mercure » Plusieurs symptômes auxquels je n’attachais pas d’importance ont servi à faire cette extraordinaire trouvaille — Bref depuis 5 semaines je prends 4 centigrammes de mercure et trente cinq centigrammes d’iodure de potassium par jour et je m’en trouve fort bien. Je finirai par faire du Mercure ma nourriture ordinaire — Mes cheveux commencent à repartir, mes sourcils s’indiquent par une légère ligne plus foncée au dessus des yeux — Mes poils du cul broussaillent, mon cœur va pas mal et mon estomac mieux. J’ai la vérole ! enfin ! la vraie ! ! pas la méprisable chaudepisse pas l’ecclésiastique christalline pas les bourgeoises crêtes de coq ou les légumineux choux-fleurs — non non, la grande vérole, celle dont est mort François Ier. La vérole majestueuse et simple ; l’élégante syphilis dont l’étymologie est : Sus — Cochon — et φιλεω j’aime — ce qui veut dire indistinctement : j’aime les cochons, ou : les cochons m’aiment, ou : j’aime à la manière des cochons. J’ai la vérole, sans l’ennuyeuse garniture de chancres, sans les putrides bubons, sans les laideurs extérieures — (Je n’aurai de chancres au nez que plus tard) et j’en suis fier morbleu et je méprise par dessus tout les bourgeois. Alléluia j’ai la vérole, par conséquent je n’ai plus peur de l’attraper, et je baise les putains des rues, les rouleuses des bornes et après les avoir baisées je leur dis « J’ai la vérole » Et elles ont peur et moi je ris, ce qui me prouve que je leur suis bien supérieur.
Mais... à ce propos... toi qui as couché avec moi cet été — ... Surveille-toi mon bon tu pourrais l’avoir.
Des nouvelles, mon cher La Tôque, je n’en ai pas beaucoup, cependant j’en possède une grande. Les spectateurs intelligents de la Feuille de Rose ayant fait une pétition couverte de 5 signatures (dont 3 de Messieurs qui ne connaissent pas cette œuvre superbe) pour la reprise du chef-d’œuvre, j’ai trouvé atelier, acteurs, etc., etc., etc. : on n’attend plus qu’une chose, c’est que tu aies fixé l’époque de ton retour à Paris pour soulever de nouveau les bravos frénétiques d’un public idolâtre pour ton jeu si remarquable. Dépêche-toi donc, les masses s’impatientent et murmurent. J’attends une réponse immédiate à cette importante question.

0 [Note : André Vial commentera un court extrait de la lettre dans le Mercure de France du 1er avril 1948.]