Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 149-152, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur. Lettre présentée en ligne (source).
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Dumoulin
Lettre 620
Sommaire chronologiqueSommaire alphabétique


Première page
de la lettre à Charpentier

Dernière page
de la lettre à Charpentier

À Me Jacob

Paris, le 30 mai 1890.
Cher Monsieur,
Vous êtes déjà au courant de la question de mon portrait publié dans les Soirées de Médan sans que j’aie été prévenu. Voici quelques détails complémentaires.
Mardi dernier j’ai rencontré, rue de Lille, mon confrère Huysmans qui me demanda si j’avais vu nos caricatures exposées au Salon. Surpris de mon étonnement il me révéla qu’un peintre, M. Dumoulin, avait fait, à l’eau-forte, les portraits de MM. Zola, Huysmans, Céard, Alexis, Hennique, et de moi. Sur quels documents ? Huysmans l’ignorait comme moi. Il supposait qu’on avait prêté à cet artiste une photographie de lui. J’étais dans le même cas. Ayant interdit la vente de mes photographies, comme de tout portrait de moi, M. Dumoulin n’a pu que se procurer une épreuve en l’empruntant à l’album de quelque ami.
Je me rendis immédiatement chez M. Charpentier, éditeur, 11, rue de Grenelle. J’appris de son représentant, M. Gaullet, que ces eaux-fortes destinées à être publiées dans une nouvelle édition des Soirées de Médan, paraissaient, ce jour-là même, dans ce volume. Je protestai avec violence, et je déclarai que je m’adresserais à la justice si mon image n’était pas supprimée du volume dont on était en train de faire les expéditions.
M. Gaullet, en l’absence de M. Charpentier, me déclara que cet éditeur m’écrirait ou viendrait me voir.
Aujourd’hui vendredi, j’apprends par les journaux que les Soirées de Médan sont mises en vente avec les portraits des six auteurs.
Voici ce que je viens d’écrire à M. Charpentier :

« Mon cher Charpentier,
« J’ai passé chez vous mardi dernier, en venant d’apprendre qu’un peintre ignoré de moi s’était permis, sans que j’aie été consulté ni prévenu, de faire mon portrait à l’eau-forte et de l’exposer au Salon, portrait publié par vous dans les Soirées de Médan. Vous n’ignorez point que, depuis longtemps déjà, je me refuse absolument à laisser exécuter, exposer ou vendre aucun portrait et aucune photographie de moi.
« J’ai refusé cette autorisation à MM. Nadar, Havard, Paul Marsan, venu pour le Monde Illustré. Je l’ai refusée de plus à dix journaux, à L’Illustration, etc.
« Or, il est impossible d’admettre que le premier peintre venu, sans même connaître son modèle ou l’ayant à peine rencontré, ait le droit d’emprunter à un ami une photographie donnée (car la mienne n’est pas en vente) et d’exécuter avec cela n’importe quelle tête, puis l’envoyer à l’Exposition, sans que la personne portraiturée ainsi ait été seulement prévenue.
« Il est encore plus inadmissible en droit (je ne parle pas des procédés amicaux ou simplement courtois) qu’un éditeur publie dans un volume et vende l’image, fabriquée dans ces conditions, d’un auteur qu’il connaît beaucoup, sans l’avoir même consulté.
« Cette manière d’agir est inacceptable à tous égards.
« J’ai prévenu M. Gaullet de mes intentions, mardi dernier. Puis j’ai attendu votre réponse. Mais je n’ai reçu, depuis lors, aucune communication de vous, ce qui est un nouveau procédé d’urbanité à ajouter au premier.
« Je tente cependant cette dernière démarche à l’amiable ; et je vous prie de me répondre par le porteur, car j’ai rendez-vous aujourd’hui avec mon avoué.
« Voici ce que je réclame.
« Vous allez me fournir le chiffre exact du nouveau tirage des Soirées de Médan afin que je puisse comparer le nombre des portraits existants avec celui des portraits détruits.
« Ces eaux-fortes seront enlevées de tous les exemplaires en magasin chez vous. Après cette opération ces exemplaires seront échangés avec ceux déposés par vous dans les librairies. Vous traiterez ensuite ces derniers volumes de la même façon.
« Toutes les eaux-fortes enlevées ainsi seront livrées soit à moi, soit à mon avoué M. Jacob, 4, faubourg Montmartre, afin que ce contrôle soit fait.
« Si vous n’acceptez pas cette combinaison, je m’adresse, aujourd’hui même, à la justice.
« Recevez l’assurance de ma considération très distinguée.
« Guy de Maupassant »

D’autre part, j’ai écrit hier à M. Dumoulin la lettre suivante :

« Monsieur, je viens d’apprendre avec stupéfaction que sans me consulter ou m’avertir, vous avez fait mon portrait à l’eau-forte et que vous l’avez exposé au Salon du Champ de Mars.
« Je trouve ce procédé inexplicable et inqualifiable.
« Je vous préviens que je réclame d’abord l’enlèvement de cette eau-forte du Champ de Mars, ensuite sa destruction.
« Je me refuse absolument, depuis longtemps déjà, à laisser faire ou vendre aucun portrait et aucune photographie de moi.
« Si vous ne me donnez pas la satisfaction que je vous demande, j’emploierai immédiatement les moyens légaux.
« Recevez, etc. »

Je viens de recevoir la réponse de M. Charpentier et je vous laisse absolument juge et maître d’agir au mieux de mes intérêts, cher Monsieur et ami. Je n’ai eu aucune connaissance des prospectus dont il parle. J’ai appris mardi cette réédition par Huysmans. Je ne lis pas de prospectus, et je suis toujours en voyage. L’an dernier, M. Charpentier me dit, dans une conversation, qu’il comptait, un jour ou l’autre, faire une réédition illustrée des Soirées de Médan. Voilà tout. Je ne fis pas d’objection, car il ne s’agit point de l’édition illustrée des Soirées de Médan contre laquelle je ne proteste nullement, mais de mon portrait, mis dedans. A-t-on le droit de le faire, d’exposer et de vendre le portrait d’un homme, fait à son insu et malgré lui ? Toute la question est là.
Agréez, cher Monsieur et ami, l’assurance de mes sentiments bien affectueux.
Guy de Maupassant