Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 159-162, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre précédente : 614 Lettre 628 — Lettre suivante : 629
Sommaire chronologiqueSommaire alphabétique

À Émile Straus

Aix-les-Bains,
Hôtel de l’Europe
20 juin 1890.
Mon cher ami,
Je réponds à vos questions.
Ce billet éveille en ma mémoire un vague souvenir. Je l’ai écrit, mais à qui ? Je n’en sais plus rien.
Autrefois, comme je vous l’ai dit, j’autorisais presque toujours par indifférence, les artistes à faire mon portrait quand ils me le demandaient. J’ai donné sept ou huit de ces autorisations, je ne sais plus à qui, cela m’importait peu. Puis ces portraits, eaux-fortes etc. — sont devenus une scie. J’ai fini par être exaspéré par leur vue dans les vitrines ou les kiosques des journaux illustrés, et je me suis refusé, depuis deux ans environ, aux reproductions, exhibitions ou ventes de mon visage, excepté pour les œuvres exécutées déjà, et publiées, car je n’attache à cette question, bien entendu, qu’une importance relative. Les portraituristes m’assomment et mon portrait exposé m’agace. Quant à M. Dumoulin, je ne le connais pas, je n’ai aucune idée de sa figure. L’ai-je vu ? C’est possible. Lui ai-je parlé ? C’est possible. Songez qu’à Paris, toutes les fois que je vais dans une soirée, je me trouve dans la nécessité de faire, par présentations inévitables, dix, douze, quinze connaissances nouvelles. Je ne suis pas le Bottin. J’entends à peine les noms, je ne les écoute pas, je ne les retiens point, et j’oublie instantanément ces gens. Si Monsieur Dumoulin me dit : « Nous avons été présentés l’un à l’autre il y a deux ans dans telle maison », je lui dirai : « Je ne peux vous démentir, mais je ne vous connais pas du tout. Il y a certainement plus de cinq cents personnes dans le même cas ».
Revenons au point principal. On ne m’a jamais parlé de mon portrait pour les Soirées de Médan, et, dans le cas même où Charpentier, qui ne m’a point demandé ni par lettre ni verbalement cette autorisation, aurait pu l’obtenir de moi, par considération pour nos bonnes relations passées, croyez-vous qu’il soit admissible qu’on édite et qu’on vende le portrait d’un homme sans le lui avoir soumis ? Même si j’avais permis de faire une eau-forte de moi pour un livre de luxe, j’aurais naturellement réclamé la communication préalable des épreuves. Or, voilà un dessinateur M. Dumoulin, qui me demande, il y a deux ans, une autorisation de faire une eau-forte d’après moi. Il veut des documents. Je lui réponds ceci : « Il m’est impossible de répondre à votre demande n’ayant pas une seule photographie de moi bonne ou mauvaise. Il en existe chez Liebert, mais elles sont détestables. Je ne puis cependant que vous engager à lui en demander une. »
Si je n’en ai pas chez moi, c’est que je les juge trop mauvaises.
Ah ! Le photographe n’a pas le droit de vendre ces photographies que j’ai payées. Sur mon autorisation écrite il peut en céder une. J’ai donc donné à M. Dumoulin cette autorisation, en le prévenant que le document est détestable, insuffisant par conséquent.
Au bout de deux ans, sans que j’aie de nouveau entendu parler de rien, j’apprends que mon portrait est exposé au Salon du Champ de Mars (Eaux-fortes), et qu’il est édité par Charpentier dans une édition de luxe. Je vais voir ce portrait. C’est tout à fait le document détestable signalé par moi, et dont je n’avais plus le souvenir. Or, depuis lors, j’ai eu d’excellentes photographies chez Nadar, que je ne laisse pas vendre non plus, mais que j’aurais pu donner, si cela m’avait plu. Comment qualifier l’artiste à qui suffit cette photographie détestable que je lui ai signalée, pour exécuter une œuvre qu’il vend à un éditeur, afin qu’elle soit ensuite revendue au public ?
Mais s’il s’était agi des Soirées de Médan et si j’avais donné mon autorisation par le billet dédaigneux que vous me citez, est-ce que le peintre à qui on écrit « Je ne peux vous indiquer qu’une photographie détestable » n’aurait pas dû chercher à me voir, à me faire poser rien qu’une fois, et n’aurait pas dû ensuite me communiquer son travail destiné à illustrer un livre de luxe contenant une œuvre de moi ? Cela n’a pas le sens commun. Je n’ai d’ailleurs aucun souvenir de sa demande jetée au panier à la minute même, comme je jette au panier les demandes de reproduction de mes contes et nouvelles en des publications de toute nature, qui me sont adressées journellement. Avec la somme de travail que je fournis, je ne puis vraiment pas prendre note de toutes les complaisances que j’ai, car c’en est une que j’ai eue pour M. Dumoulin, pas plus que de toutes les demandes de secours qui me sont adressées, dont les manuscrits qui me sont communiqués.
Je vous laisse absolument libre, mon cher Straus, de donner à cette affaire la suite que vous jugerez bonne. Et je vous serre bien cordialement la main.
Maupassant

Confidentielle
Mon cher ami,
Faites ce que vous voudrez. Si vous jugez que cette affaire est douteuse, laissez-là, car elle deviendra vite embêtante.
La situation est très nettement éclairée par la lettre que je vous écris.
Bien cordialement.
Maupassant

J’en ai une bonne pour Charpentier. Figurez-vous — ô hasard ! — que Lapierre, le Président du Monument Flaubert, m’écrit pour me demander ce qu’il doit faire, Charpentier n’ayant jamais répondu aux réclamations de versement d’une somme reçue par le journal illustré dont il fut directeur propriétaire (150 fr.) et de la somme de 100 francs, souscrite par lui-même.
J’ai prié Lapierre de me laisser le soin de faire rentrer cet argent. M. Charpentier, éditeur, respecte ses auteurs morts encore plus que les auteurs vivants.
Le ciel me protège.