Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 177-178, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À une inconnue

[Fragment]
[Aix-les-Bains, 1890 ?]
... Si jamais je pouvais parler, je laisserais sortir tout ce que je sens au fond de moi de pensées inexplorées, refoulées, désolées. Je les sens qui me gonflent et m’empoisonnent comme la bile chez les bilieux. Mais si je pouvais un jour les expectorer, alors elles s’évaporeraient peut-être et je ne trouverais plus en moi qu’un cœur léger, joyeux qui sait ? Penser devient un tourment abominable quand la cervelle n’est qu’une plaie. J’ai tant de meurtrissures dans la tête que mes idées ne peuvent remuer sans me donner envie de crier. Pourquoi ? Pourquoi ? Dumas dirait que j’ai un mauvais estomac. Je crois plutôt que j’ai un pauvre cœur orgueilleux et honteux, un cœur humain, ce vieux cœur humain dont on rit, mais qui s’émeut et fait mal et dans la tête aussi, j’ai l’âme des Latins qui est très usée. Et puis il y a des jours où je ne pense pas comme ça, mais où je souffre tout de même, car je suis de la famille des écorchés. Mais cela, je ne le dis pas, je ne le montre pas, je le dissimule même très bien, je crois. On me pense sans aucun doute un des hommes les plus indifférents du monde. Je suis sceptique, ce qui n’est pas la même chose, sceptique parce que j’ai les yeux clairs. Et mes yeux disent à mon cœur : Cache-toi, vieux, tu es grotesque, et il se cache1...

1 Publié par Pol Neveux (préface Édition Conard).