Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 123-124, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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De laure de Maupassant
à Gustave Flaubert

Étretat, le 2 mai 1877.
Tes trois contes, mon cher Gustave, me plaisent infiniment ; je les ai lus tout d’une haleine, et maintenant je vais les relire. Mais auparavant, je tiens à te remercier de tout le plaisir que tu m’as fait, et à te dire que ton souvenir ne pouvait arriver ici plus à propos. J’étais souffrante samedi matin, je me sentais un peu triste, la solitude m’accablait ; ton livre est venu à moi comme un ami, et la seule vue de sa couverture jaune m’a tout de suite réchauffé le cœur.
J’ai commencé incontinent, par le premier conte. J’ai suivi pas à pas l’humble servante Félicité dans sa vie de travail et d’abnégation ; je suis entrée dans cette maison de petite ville où les jours succèdent aux jours avec une si désespérante monotonie ; puis j’ai aimé le pauvre Loulou, le perroquet vert, qui s’envole si bien au pays du rêve en dépit de son aile cassée, de son œil de verre et de son ventre bourré d’étoupe.
Cette étude est exquise, dans ses demi-teintes si fondues et si fines.
La légende de St-Julien offre des beautés d’un autre genre, et je ne me souviens pas d’avoir éprouvé jamais un plus complet éblouissement. La goutte de sang de la petite souris blanche m’a donné le même frisson que le meurtre des deux vieillards ; la venue de la princesse aux doux yeux m’a charmée comme la céleste vision de la fin. Tout cela est rapide, dramatique, entraînant, et pourtant parfait dans les détails, ciselé à la manière des maîtres joailliers d’autrefois. On peut bien dire que c’est là une vraie merveille, un rare chef-d’œuvre !
Ton dernier conte, l’étude antique intitulée Hérodias, me paraît également des plus remarquables. C’est largement fait et très brillant de couleur. Les personnages sont vivants et circulent bien dans ces grandes salles où s’étale tout le luxe de l’époque romaine. Les mets étranges fument sur les tables, les convives se gorgent de viande et de vin, et l’infâme Aulus est bien près de faire partager ses nausées au lecteur... passons vite... Voici venir la belle Salomé avec sa danse enivrante, et la tête du pauvre St-Jean ne tient plus guère sur ses épaules... Comme il ira tout droit au paradis, je n’ai pas besoin de m’apitoyer sur son sort, et je puis me livrer tout entière au sentiment d’admiration que m’inspirent tant de belles pages. Pourrai-je jamais, mon bon ami, te remercier assez des heures charmantes que tu m’as fait passer ?
Il me reste encore un peu de temps et un peu de place pour te parler de moi ; mais je n’ai pas grand’chose à te dire qui vaille la peine d’être noté. Je n’ose guère essayer de te décrire la vie que je mène ici ; elle ressemble trop à certains tableaux si bien tracés dans Un Cœur simple. Il faut dire pourtant que la solitude absolue de ce rivage pendant huit mois de l’année, lui donne un charme mélancolique qui manquera toujours à la petite ville, essentiellement mesquine et cancanière. Tu vois que je me console de mon mieux ; mais je ne puis m’empêcher d’avouer que le dernier hiver m’a paru éternel et que j’avais grand besoin des dix jours passés à Paris. Le retour n’a pas été gai, et je me suis trouvée bien seule dans ma grande maison. J’ai beaucoup pensé à tous ceux que je venais de quitter, et je me suis dit qu’il serait très doux de retourner de temps en temps s’asseoir au foyer des chers vieux amis. Je n’ose trop faire de projets, mais je tâcherai pourtant de ne pas rester immobile dans mon désert, de peur que les oiseaux ne s’avisent de venir faire leurs nids au milieu de ma chevelure — tu vois que je profite de ce que j’ai lu — Allons, adieu mon cher camarade, assez bavardé comme cela. Je t’embrasse fort et te serre la main de tout mon cœur. Mille tendres souvenirs à ton aimable nièce que j’aime beaucoup, et mes compliments bien empressés à Monsieur Commanville. Ta vieille amie
Laure