Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 220-223, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À sa mère

[Paris, fin avril ou début mai 1891.]
Ma bien chère mère,
Je suis fort embarrassé, car pour répondre à ta lettre, j’ai un tas de choses à dire, et il m’est interdit d’écrire une ligne. Tout travail des yeux me rend malade jusqu’au soir. Il faut qu’ils se reposent absolument. Je crois que mon passage à Nice leur a fait le plus grand mal. Ils ont été mieux lors de mon retour ici, puis l’affreux temps que nous traversons m’a donné une nouvelle rechute avec cette divergence des regards que j’ai déjà eue, 1° une fois à Cannes, en écrivant Bel-Ami ; 2° l’année dernière à Cannes, et enfin à Nice cette année.
Quant à la dent la question est résolue mais je ne suis pas au bout de mes tourments.
Le docteur Magitot, membre de l’Académie, est celui qui vient d’écrire et va présenter à cette Académie un rapport violent et plein de faits dont les journaux ont déjà parlé sur la cocaïne.
Il porte à la connaissance de ses confrères, trois ou quatre morts par asphyxie, trente ou quarante cas d’empoisonnement durant de deux à six mois par une simple piqûre à la gencive, avec troubles dans le corps entier.
Cet homme est charmant et me connaît comme s’il était mon proche parent. Intérêt de lecteur pour l’écrivain.
Il sait toute ma vie comme moi-même, ma vie de canotier, car il a une maison à Villennes et connaît beaucoup Zola.
Il a vu ma maison d’Étretat, sait mon existence à Paris et, possédant un pied-à-terre à Théoule, m’a vu dans le Midi souvent.
Il a défendu l’extraction de l’autre dent, affirmant que je n’en souffrirai plus quand le trou de la première serait fermé. Tant que le maxillaire sera exposé à l’air j’aurai des accidents de l’œil et des sinus qui sont toujours atteints de névralgies. Il hâte beaucoup en ce moment la fermeture de ce trou par des pointes de feu à l’électricité, et je suis sûr qu’il me fera gagner au moins trois mois sur le travail normal de la nature.
Or, avant-hier, comme je n’avais pu aller le voir, il arrive chez moi. C’est un vieux bien entendu.
Il me dit : « Allons causons. Puisque j’ai la chance de vous rencontrer, ce que je désire depuis longtemps, je vais vous donner des conseils de sage, car vous avez mené une vie de travail qui aurait tué dix hommes ordinaires. Il y a longtemps que je le pense et que je voulais vous prévenir. Vous avez publié 27 volumes en dix ans, ce labeur fou a mangé votre corps. Le corps se venge aujourd’hui et vous immobilise dans votre activité cérébrale. Il vous faut un très long repos et complet, monsieur. Je vous parle comme je ferais à mon fils. Ce que vous m’avez raconté de vos projets ne me dit rien de bon. Que comptez-vous faire ? Il faut d’abord quitter Paris aussitôt que j’en aurai fini avec votre bouche. Ne retournez pas à Nice, c’est une ville énervante comme aucune autre, en été, le port est un enfer, le mont Boron également. »
J’ai parlé de mon bateau. Il m’a dit :
« Je le connais. Je le trouve très joli. C’est un charmant joujou, pour un garçon bien portant qui se promène en promenant des amis, mais ce n’est pas une habitation de repos pour un homme fatigué de corps et d’esprit comme vous.
« Par les beaux jours, c’est l’immobilité sous le soleil éclatant sur un pont brûlant, à côté d’une voile éblouissante. Par les autres jours, c’est une inhabitable demeure sous la pluie, dans les petits ports.
« Il serait deux ou trois fois plus grand et confortable comme un logis, je vous dirais allez-y. Ou bien, vous seriez dans un pays presque sans maisons, au bord de la mer et boisé, et seul, je vous dirais : Servez-vous tous les jours de ce bateau, mais ne vivez pas dessus sans autre domicile. Je vous voudrais très isolé, dans un pays très sain, ne pensant à rien, ne faisant rien, et surtout ne prenant aucun médicament d’aucune sorte. Rien que de l’eau froide. »
Voilà !... Quant à moi, j’hésite tout à fait. Je ne sais plus que faire. J’ai envie pourtant d’essayer de la mer. Si cela ne réussit pas, j’irai dans les Pyrénées qu’on me recommande beaucoup. Nous causerons de ça dans quelques jours. En tous cas je fais faire pour mon bateau une tente très épaisse couvrant tout le pont qui m’assurera dedans un asile, petit, mais frais, quel que soit le soleil dans les ports. En mer, si nous marchons par des jours trop chauds, je resterai dans l’intérieur comme dans un petit salon bleu où je pourrai sommeiller comme chez moi. Dans les petits ports qui me plairaient, je passerais huit jours, en me promenant surtout dans les ports d’Espagne, après un essai assez long sur la côte de Provence pour être tout à fait renseigné.
J’attendrai que le temps soit tout à fait beau pour partir. Je passerai quelques jours à Nice, puis je prendrai la mer, en excursionnant beaucoup à pied sur les côtes.
À bientôt, ma bien chère mère, je t’embrasse de tout mon cœur. J’embrasse Simone, mille amitiés à ma belle-sœur.
Ton fils,
Guy