Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 232-234, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Henry Cazalis

Chalet du Mont-Blanc, Divonne
[fin août ou début septembre 1891.]
Cher ami,
J’ai reçu l’admirable poème. Bravo, bravo ! Je le saurai par cœur dans quelques jours comme la sublime pièce des femmes damnées. Merci de l’avoir fait et de me l’avoir dédié !
Je n’ai pas reçu la lotion. J’ai de telles migraines ici, migraines dont j’étais guéri depuis deux ans, que je prends deux grammes d’antipyrine par jour. J’y deviens idiot ; je ne peux plus écrire du tout.
Je suis pourtant délivré d’un immense souci. J’ai fait vous le savez, un voyage à Paris pour consulter Terrillon, Magitot, Lannelonge1 au sujet de douleurs intolérables dans les mâchoires avec prière de me dire si je devais faire arracher encore une œillère placée sous l’œil malade. Pozzi au contraire voulait absolument qu’on enlevât de ma gencive cette pourriture. Ils s’y sont opposés avec ensemble. J’ai obéi à ces autorités. Je viens d’aller à Genève et de voir le professeur de médecine dentaire à la faculté de cette ville.
Il a dit sans une hésitation : « Monsieur vous avez là dans la bouche sous un œil malade, non pas une dent mais le bouchon d’un abcès. Vous allez voir. Je vais vous l’enlever tout de suite. Je connais vos histoires de cocaïne et je partage votre horreur pour ce médicament. Mais je vous prie je vous supplie de me laisser vaporiser dans un tube de verre sur votre gencive 20 gouttes de chlorure de méthyle. Ça sent un peu l’éther. Voilà tout. J’en mets cent gouttes à tous mes malades. Je vaporise le liquide dans ma main en tenant le tube de verre dont je casse le bout. Une goutte ne vous touchera pas. » J’acceptai pour voir et je me bouchai le nez car il me dit que cela sentait très fort l’éther.
Ce fut l’affaire de 20 secondes. Puis il reprit : « Respirez ». Je n’avais rien senti. Il me détamponna la bouche et riant, sans se presser, prit une toute petite pince et enleva la dent si vite que je ne m’en aperçus pas. Elle sortit, la racine rongée, pourrie jusqu’au fond, couverte d’espèces de végétations et d’énormes lambeaux de chair morte en putréfactions. Ah les grands chirurgiens ! ! ! ! Je n’ai plus une seule douleur dans la mâchoire aujourd’hui. L’opération a été si bien faite que le trou est presque fermé déjà. L’œil au-dessus me semble plus clair bien que l’inflammation totale du maxillaire empoisonné par cette pourriture ne puisse être calmée en 24 heures.
Et bien en ce moment tout le monde me crie : « Restez à Divonne ». Et moi je sens qu’avec ce climat, je fais une bêtise irréparable pire que Plombières ou Bouchard m’a maintenu de force.
Je ne peux plus dormir, je ne peux plus manger, je traîne ma migraine le long des routes, péniblement, car nous sommes dans la montagne et je n’ai jamais pu en approcher. C’est absolument l’histoire de ma dent. Je suis dans ma peau, les autres n’y sont pas. Je mangeais comme dix hommes en arrivant ici, maintenant je grignote dégouté comme autrefois, incapable de marcher tant j’ai mal au ventre, perclus d’esprit et d’énergie, plus découragé que jamais.
Il me faut de la chaleur et de l’exercice et je ne peux pas en faire, avec le sentiment d’accablement où je suis tombé. Et puis quel exercice. Marcher ? Aller où ? J’ai tout vu. Je ne recommence pas. Mon immobilité me rend la douche pénible, presque inutile. Le corps est fort ; la tête plus malade que jamais. Il y a des jours où j’ai rudement envie de me f... une balle dedans. Je ne peux pas lire ; toute lettre que j’écris me donne un mal de ventre atroce et un gonflement tel qu’il faut déboutonner tous mes vêtements.
Voilà Plombières comme je l’ai senti l’an dernier.
Je voudrais bien la lotion. Je deviens tout blanc et chauve...
[Formule d’amitié]
Guy de Maupassant
Dieu que j’en ai assez de la vie.
J’ai pris quarante douches. Ils en demandent cent au minimum ; même cent cinquante. J’en aurai cinquante dans cinq jours.

1 Octave Terrillon, chirurgien-chef de la Salpétrière ; Magitot, stomatologiste réputé ; Odilon-Marc Lannelongue (1840-1911), chirurgien célèbre, ami de Gambetta, plus tard sénateur. — Plus bas, Maupassant nomme Pozzi (Samuel), chirurgien éminent (1846-1918).