Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 243-245, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Henry Cazalis

Cannes, Hôtel Victoria
[septembre, 1891.]
Je vais tout à fait mal. Le froid m’a saisi sur le Bel-Ami pendant ces promenades en mer longues et immobiles, et je suis perclus de rhumatismes et de douleurs de ventre si terribles que je suis au lit depuis 8 jours.
Vous me conseillez une maison dans l’Esthérel mais c’est plus glacial que Paris l’Esthérel. Il n’y a là aucune espèce de maison. Portquerolles non plus n’a pas de maisons. C’est une île froide en ce moment à y crever en un mois et pas de vivres que par Toulon.
Et vous ne songez donc pas aux douches, aux bains de vapeur, à la chaleur du logis, au confortable qui me sont indispensables pour vivre dans des hivers pareils à celui qui vient et qu’on annonce terrible. D’ailleurs j’ai loué à Cannes un chalet charmant, à l’abri de tous les vents, en plein midi, (et je le regrette profondément) ne pouvant plus me servir de mon bateau. Et puis le voisinage de ma famille m’énerve horriblement, sans quoi ce chalet en plein soleil est tout à fait joli avec un délicieux jardin, m’offrirait un abri parfait.
Avec mes nerfs si délicats et si sensibles au froid une maison isolée en cette saison verrait le bout de ma vie en un mois. Il me faut mille détails d’hygiène constante, l’eau surtout. Et j’ai ici une douche suffisante mais pas de vapeur. Ma petite maison serait un idéal, car ni le vent d’est, ni celui du Nord, ni le mistral ne peuvent l’atteindre. Elle est à mi-côte avec la moitié de la ville derrière et autour d’elle. Si elle était à moi je l’appellerais ma chaufferette, car elle a des cheminées excellentes dans toutes les pièces, superbe cuisine, beau salon, grande salle à manger. Au premier une chambre énorme pour moi avec un lit de 1 m. cinquante de large. Cabinet de toilette très grand, tout cela avec vue de la mer et du golfe ; chambre d’ami aussi belle que la mienne. Deux chambres de domestiques ; tout cela très élégant, très coquet, charmant. Un jardin plein de fleurs devant la porte. Je l’ai louée du 15 octobre au 15 mai afin de pouvoir aller à Divonne en la quittant. Par les grands froids j’irais à Paris, mon appartement ayant tous les appareils hydrothérapiques et de vapeur nécessaires.
Je tâcherai que ma famille me f... la paix en lui faisant comprendre que je suis un être disparu, qui doit vivre seul pour soigner son cerveau que toute agitation affole. Cela m’embêterait rudement de perdre encore le prix de cette location dont j’ai déjà payé la moitié. Cannes n’est loin de rien. Et j’ai toujours su n’y voir que mes amis. J’en aurai d’ailleurs de délicieux à Nice. Les Rivoli. Je remplacerai par le tricycle qui est un exercice violent dont je me suis trouvé bien pour le ventre surtout et même pour les yeux, car il décongestionne la tête, le bateau qui me glace les os. C’est embêtant tant pis. Je vendrai d’ailleurs ce bateau pendant l’hiver et ma présence est nécessaire pour cela. Il me coûte trop cher en cette crise de ma vie.
Que pensez-vous de ces projets ? Je les crois sages malgré tout. Puisque sans voyages lointains où je serais installé je ne sais comment, je peux trouver ici le confortable presque absolu.
Répondez-moi vite à Paris, mon bien cher ami. J’y serai mercredi soir.
Guy de Maupassant