Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 245-246, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Henry Cazalis

Cannes [18911].
Vous ne pouvez pas vous imaginer le mal abominable que m’a fait mon séjour à Aix.
Quand j’y suis arrivé tout le monde s’étonnait et vous le premier, de la clarté et du brillant de mes yeux.
Quant à moi je vous ai répété tous les jours « Mais je perds mes yeux ici, je n’y vois plus, je ne peux plus écrire ni lire. »
Quand ma mère m’a vu elle s’est écriée « Ah mon pauvre garçon comme tu as les yeux malades mais tu ne pourras pas travailler cet hiver. » Ils sont enfermés entre deux paupières gonflées et sanguinolentes, et le blanc est une plaque rouge. La pupille gauche tient tout l’iris, la droite à peine visible. C’est atroce à voir.
Or à Luchon, en quatre jours ces accidents me sont venus. Mais Divonne en quelques douches les a calmés et m’a fait l’œil brillant que vous avez vu.
J’ai senti à Aix le même effet qu’à Luchon. Maintenant je suis presque aveugle, je vais passer le même hiver que le dernier, dans quelque solitude éloignée. Car je ne peux plus tolérer aucune lumière, même pas ma bougie le soir. Voilà l’effet du soufre sur moi.
Mes intestins aussi l’ont senti, mais grâce au podophile j’ai un peu apaisé le gonflement et les douleurs de chaque repas.
Je suis bien triste et embêté.
Ici un mistral qui souffle depuis mon arrivée me force à partir. Les moustiques me dévorent. Où vais-je aller, je n’en sais rien. Tunis est empesté par les maladies, étant donnés les remuements de m... pour creuser un port dont les murs viennent de s’effondrer dans cette fange. 9 millions de perdus ; l’ingénieur est cassé, la ville empoisonnée.
Voilà où j’en suis.
Ma mère a lu l’enchantement de Siva que je lui ai porté. Elle trouve cela un absolu chef-d’œuvre parfait dans sa forme ses rimes et son évolution magnifique.
Maupassant

1 Dans ses Souvenirs, François Tassart ne fait pas mention du séjour de Maupassant à Aix-les-Bains, attesté cependant par douze lettres à Cazalis. François déclare que son maître a quitté Divonne le 18 septembre, pour rentrer à Paris et qu’il est ensuite parti pour Cannes, le 29 octobre. C’est durant ce dernier séjour rue Boccador (18 septembre-28 octobre) que François situe la visite de la « Dame en gris ». La correspondance semble démontrer qu’en fait Maupassant a quitté Divonne au début de septembre, pour se rendre à Aix-les-Bains, où il séjourna environ deux semaines. D’Aix il partit directement pour Cannes et ne regagna Paris que dans les derniers jours de septembre. Dès le début de novembre, il reprit le chemin de la Côte d’Azur et s’installa à Cannes. C’est à Cannes qu’il tenta de se suicider, le 1er janvier 1892.