Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 266-267, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
Lettre 745
Sommaire chronologiqueSommaire alphabétique

À un de ses médecins

Chalet de l’Isère, Cannes
[novembre-décembre 1891].
Mon cher ami,
Je me suis senti mieux hier et je vous ai envoyé une dépêche rassurante, mais j’ai passé une nuit de détraquement cérébral épouvantable, mon cerveau haletait d’une douleur horrible. La sueur coulait du front comme d’une source ce matin je suis tombé dans mon escalier et tantôt dans mon jardin. J’ai maigri de 10 kilos depuis huit jours.
En vous écrivant mon front se remet à suer et ma tête me répète des mots sans suite. L’air d’ici chargé de sel est sans doute cause de cette aggravation car depuis que j’y suis arrivé les accidents ont augmenté de jour en jour, et je sens que ma respiration salée est cause, une raison constamment aggravante de l’excitation croissante des troubles du cerveau.
J’ai demandé à Daremberg si ce n’était pas du ramollissement cérébral produit par les lavages. Il m’a dit que le ramollissement était toujours ignoré du fou, tandis que je sens, que je raisonne très bien ce qui m’arrive. Cet accident d’ailleurs date du troisième jour des lavages mais il semblait s’atténuer quand j’ai quitté Paris. Ici il devient terrible.
J’ai découvert hier, jour de souffrances odieuses, que tout mon corps, chair et peau, étaient imprégnés de sel. J’ai des accidents ou plutôt des douleurs terribles pour tout ce qui entre dans mon estomac et alors des accidents désolants de la tête et de la pensée. Plus de salive — le sel a tout séché — mais une pâte odieuse et salée qui me coule des lèvres. Je crois que c’est le commencement de l’agonie. Mes douleurs de tête sont si fortes que je la serre entre mes deux mains et il me semble que c’est une tête de mort.
Certains chiens qui hurlent expriment très bien mon état. C’est une plainte lamentable qui ne s’adresse à rien, qui ne va nulle part, qui ne dit rien et qui jette dans les nuits, le cri d’angoisse enchaînée que je voudrais pouvoir pousser... Si je pouvais gémir comme eux, je m’en irais quelquefois, souvent, dans une grande plaine ou au fond d’un bois et je hurlerais ainsi, durant des heures entières, dans les ténèbres. Le cerveau usé et vivant encore, je ne peux pas écrire. Je n’y vois plus. C’est le désastre de ma vie...
Mais vous savez aussi quel mal me font les climats février. Il faudra réfléchir beaucoup. Je ferai ce qu’on me dira. Je vous serre la main.
Guy de Maupassant