Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 131-135, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Gustave Flaubert

Paris, ce 3 novembre 77.
Si je ne vous ai point écrit plus tôt, mon cher Maître, c’est parce que j’espérais pouvoir aller vous voir de semaine en semaine ; mes finances ne m’ont point permis d’entreprendre ce petit voyage. Je vais tâcher de réparer mes torts par une description exacte, accompagnée de plans, pour vous faire bien comprendre le pays qui est fort compliqué.
D’abord vous ne pouvez faire partir vos bonhommes1 de Bruneval pour aller à Étretat parce qu’il existe entre Bruneval et Antifer une pointe fort avancée dans la mer et que je n’ai jamais pu franchir à pied (quoiqu’on prétende que dans les plus fortes marées la chose soit possible, mais je la tiendrai pour douteuse tant que je ne l’aurai point faite).
Or, après Bruneval, en allant vers Étretat, il existe une fort jolie plage, celle d’Antifer. On y arrive des terres par une petite vallée dont la naissance se trouve près du Tilleul, sur la route du Havre. Les deux versants de ce vallon sont couverts de joncs marins ou ajoncs. Il y a quelques bandes de terres labourées à droite et à gauche du petit chemin (dans lequel pourrait à la rigueur passer une carriole) qui conduit à la mer. Ce chemin s’enfonce peu à peu et finit en espèce de ravine qui aboutit à la plage (du Tilleul à la mer, environ 3 kilomètres). Une fois sur la plage, on aperçoit à droite une haute falaise droite (100 mètres) qui va vers Le Havre. Un détour de la falaise arrête la vue à 500 ou 600 mètres de la plage.
À droite, la plage se continue pendant 500 ou 600 mètres également, et est brusquement arrêtée par une grande pointe de falaise qui s’avance fort loin dans la mer et sous laquelle on passe au moyen d’un petit tunnel (ce passage pourrait tenter Bouvard et Pécuchet).
La pointe de la falaise, qu’on appelle La Courtine, porte sur son sommet les ruines d’un ancien corps de garde (invisibles, je crois, d’Antifer, mais visibles de l’autre côté).
Une fois arrivé au pied de cette falaise, on monte au moyen d’une corde (2 mètres environ), jusqu’au trou qui sert de passage. Ce trou, fort large à ses deux ouvertures, en aval et en amont, se rétrécit vers le milieu, où il n’a guère plus de 2 mètres de haut. Sa longueur totale est d’environ 15 mètres. Le galet est beaucoup plus bas de l’autre côté. Pour y parvenir, on suit sur la droite du trou un tout petit sentier taillé dans la falaise à pic. Ce sentier aboutit à une espèce d’escalier formé simplement de trous dans le roc, les uns naturels, les autres creusés par les pêcheurs. On se tient avec les mains aux anfractuosités de la falaise, et on descend de nouveau jusqu’au galet. La plage de galet, par ici, est fort étroite et on aperçoit une grande étendue de rochers couverts de varech. Contre la descente dont je viens de parler, on aperçoit les restes d’un énorme éboulement. Deux cents pas plus loin, trois ravissantes fontaines d’eau douce. Elles tombent de 5 à 6 mètres au milieu des mousses et la dernière vers Étretat forme une petite voûte sous laquelle on s’avance et d’où l’on regarde la mer par une ouverture toute ronde, garnie de mousse et où suintent des filets d’eau.
Chose essentielle, que j’ai oubliée : une fois dans le trou de la Courtine, on aperçoit brusquement la Manne-Porte, et, sous la Manne-Porte, la Porte d’Aval... On est à plus d’un kilomètre (une demi-heure de marche sur le galet et les rochers) de la Manne-Porte. À peu près comme ceci [suit un croquis] seulement, d’après mon dessin, on a l’air d’être tout près de la Manne-Porte, tandis qu’on en est à plus d’un kilomètre (½ heure de marche sur le galet et les rochers).
Je retourne aux fontaines — Cent pas plus loin, une petite pointe formée par le pied seul de la falaise ; en face, à quatre mètres, un gros rocher sur lequel on peut monter par une crevasse. Une fois là, on arrive près d’une autre crevasse dans le rocher même, qui communique avec la mer. Le dedans de cette espèce de grotte où l’on peut descendre (difficilement) est tapissé d’une sorte de mousse marine rougeâtre. Là, on est à mi-chemin entre la pointe de la Courtine et la Manne-Porte, enfermé dans un amphithéâtre de falaises, droites, hautes de cent mètres, et dont les sommets dentelés ont des bizarreries de formes de toute espèce et de perpétuelles menaces d’éboulement.
L’endroit est solitaire et sinistre quand le ciel est un peu sombre. On se trouve surtout isolé, séparé des autres par cette muraille de falaises en demi-cercle dont la mer bat les deux pointes. Excellente place pour la conversation de vos bonhommes qui peuvent craindre, tout à coup, en dehors des éboulements (fréquents en ce lieu), de se voir la route fermée devant eux par la marée montante. J’indique la situation du rocher par un A. [Suit un plan.]
La falaise, jusqu’à la Manne-Porte, a le même aspect, c’est-à-dire qu’elle est très droite, minée par endroits. Elle est partout composée de calcaire que coupent des lignes de silex. De place en place, des éboulements ont amené jusqu’en bas une petite couche de terre végétale sur laquelle poussent des choux marins appelés, je crois, crambés.
La Manne-Porte est une immense arcade sous laquelle on passe à pied sec à mer basse ; en voici l’aspect. [Suit un croquis.]
Quand on en approche, on aperçoit par dessous l’aiguille d’Étretat qui se trouve à 500 ou 600 mètres plus loin contre la porte d’Aval. Il faudrait que Bouvard tombât sur le varech glissant pour laisser à P[écuchet] le temps de gagner la porte d’Aval sous laquelle on peut aussi passer à mer basse en enjambant de rocher en rocher, parfois en sautant, car il y a presque toujours de l’eau sous cette porte, ce qui ferait reculer Bouvard, lorsqu’il arriverait naturellement à vouloir passer par là.
La petite baie formée entre les deux portes a cela de particulier qu’on aperçoit vers le milieu une sorte de demi-entonnoir gazonné, où serpente un sentier très rapide, qu’on appelle la Valleuse de Jambour. Bouvard épouvanté par l’eau sous la porte d’Aval, et ne pouvant enjamber comme P. de rocher en rocher, au risque de se noyer dans les intervalles qui sont très profonds, retournerait sur ses pas et apercevrait la valleuse. Voici l’aspect de cette valleuse [suit un dessin]. J’indique l’herbe par les petits traits et le sentier par la ligne noire. On monte d’abord sur un reste d’éboulement qui mène au pied de la falaise, puis le sentier la longe de A à B, et devient ensuite très rapide, très glissant, avec des pierres qui roulent sous les pieds et les mains, et se termine par de brusques zigs-zags. Les gens craintifs se cramponnent aux herbes. (Cette valleuse, praticable même aux femmes hardies jusqu’à cette année, n’est plus accessible aujourd’hui qu’aux hommes très souples et très accoutumés aux falaises ; on doit la réparer). Autrefois une corde attachée au rocher, allait jusqu’au bas de la descente.
Une fois en haut, on aperçoit Étretat, et on y arrive par une descente douce sur l’herbe, de 1 kilomètre environ. Il y a dans le haut de cette montée une butte en terre. On s’y réfugie, par crainte du rhume, après avoir gravi le sentier.
Voilà (en style de guide) l’itinéraire d’Antifer à Étretat.
Je me suis abstenu de toute description imagée pour tâcher de vous faire voir plus nettement. Je ne sais si j’ai réussi. Si vous voulez autre chose, si je ne vous ai pas bien compris, écrivez-moi immédiatement et je vous répondrai le jour même.
Adieu, cher Maître, je vous embrasse en vous serrant les mains. Si Mme Commanville est près de vous, faites-lui mes compliments respectueux et bien cordiaux. Bien des choses à son mari. Amitiés au grand Laporte.
À vous
Guy de Maupassant

1 Bouvard et Pécuchet. (Voir dans le Manuscrit Autographe [N° 35, sept.-oct. 1931] cette lettre (illustrée de huit croquis).