Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 303-305, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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De Gustave de Maupassant à Me Jacob

Villa Simone.
Sainte-Maxime-S/M (Var).
Ce 29 mars 92.
Monsieur,
Séparé de Madame de Maupassant depuis près de 30 ans par un simple acte de juge de paix, et mon pauvre Guy ayant toujours été sous l’influence de sa mère et s’étant montré peu tendre fils à mon égard, je suis tenu à une extrême réserve en ce qui concerne leurs affaires. Vous voyez combien je me tiens à l’écart dans tout ce qui se fait.
Absolument ruiné par mon père, il y a 25 ans, je me suis trouvé sans le sou comme je venais de me séparer, et quand Hervé s’est marié il m’a été impossible de faire quoi que ce soit pour lui. J’avais entièrement renoncé à toucher un centime des revenus de Madame de Maupassant. Au mariage d’Hervé j’ai protesté ; sachant par mon expérience combien il faut peiner pour gagner sa vie, sachant que ma future belle-fille n’avait rien, j’ai voulu m’opposer à ce mariage, non pas que j’eusse quoi que ce soit à dire contre elle, mais on voulait faire d’Hervé un horticulteur. Je le savais incapable comme commerçant et j’ai prédit et annoncé toutes les catastrophes qui se sont suivies !... Guy a persisté à vouloir établir son frère dans le commerce et je me suis tu. J’ai même vendu quelques valeurs sur mon si modeste revenu pour lui prêter trois mille francs sur la garantie de Madame de Maupassant. J’ai naturellement perdu cette somme !... Hervé a sombré ; il a fallu le mettre dans une maison de santé, et à ce moment et pendant quelque temps ma belle-fille et ma petite-fille ont bien failli mourir de faim ! Enfin Guy leur a fait une petite pension et les a mises chez sa mère.
À cette époque, Guy gagnait 80 à 90 mille francs, et cela le gênait peu, mais depuis que ce pauvre enfant est chez le docteur, ce que ma belle-fille endure est inouï et il faut absolument que je sorte de ma réserve pour vous aviser de ce qui se passe. Il faut, à mon avis, prendre des mesures pour sauver l’enfant. Madame de Maupassant est arrivée à un tel paroxysme de fureur qu’à la moindre chose elle a des attaques terribles qu’il est impossible de cacher à l’enfant et qui lui font un mal énorme.
Depuis huit jours Madame de Maupassant était sans nouvelles de Guy — sa tête déménageait et elle était inabordable — elle traitait ma belle-fille comme la dernière des femmes — elle traînait dans la boue la famille de celle-ci et, bref, samedi, dans une attaque, elle chassait Marie-Thérèse de sa chambre et lui ordonnait de retourner dans sa famille !...
Ma fille sortit de la chambre pour aller faire ses malles. Quand ce fut fait elle descendit pour lui dire adieu. Dans l’intervalle Madame de Maupassant avait avalé deux flacons de laudanum. Elle était anéantie ! ! On courut chercher le médecin qui la fit vomir, et l’excès du poison la sauva. Quand elle revint à elle sa fureur ne connut plus de bornes. Elle se leva, bouscula ma fille et se sauva dans la rue ! ! On se précipita après elle. Elle fut ramenée et couchée. Ma belle-fille fut occupée alors par l’enfant qui avait à son tour une crise abominable. Elle l’emmena dans sa chambre et la confia à des amies pendant qu’elle retournait auprès de sa belle-mère. Madame de Maupassant avait profité de ces quelques minutes pour s’étrangler avec ses cheveux ! ! Il a fallu les couper pour la sauver. Alors elle a eu des étouffements, des convulsions terribles... Cette lettre est naturellement confidentielle, car il faut avant tout songer à l’avenir de la malheureuse petite fille. Ces événements sont abominables pour elle !... Permettez-moi de vous soumettre cette question : N’y a-t-il pas quelque chose à faire pour cet enfant ? Il me paraît urgent de l’éloigner. Il faudrait donner une garde à Madame de Maupassant, ou la faire soigner dans une maison de santé comme elle le demande...
J’ai cru devoir vous instruire de ce qui se passe dans l’intérêt de ma petite-fille. Je pense que Monsieur de Funel vous écrira et alors vous aviserez avec Monsieur l’administrateur sur les mesures à prendre pour mettre mon enfant à l’abri de pareils faits qui peuvent avoir une influence très grave sur son moral.
Je vous le répète, je ne veux m’immiscer dans les déterminations de l’administrateur judiciaire, et voilà pourquoi je ne lui ai pas écrit directement ; mais, comme père de famille, je peux bien ce me semble, vous, l’ami de Guy, vous prier de voir s’il n’y a pas danger de laisser l’enfant dans un pareil milieu.
Pardonnez-moi, Monsieur, cette longue lettre. J’ai cru devoir vous mettre au courant de ce qui se passe. Les médecins ont dû se réunir pour aviser, car il peut y avoir les plus grands dangers à ne pas mettre quelqu’un près de Madame de Maupassant (si toutefois elle le tolère) pour veiller à ce qu’elle ne se tue pas.
Agréez, Monsieur, l’assurance de ma parfaite considération.
Gustave de Maupassant
Après ma séparation avec Madame de Maupassant je l’ai autorisée tant qu’elle a voulu, et sur l’avis de Guy, à aliéner partie de son bien. Guy doit avoir encore entre ses mains une autorisation de lui vendre la ferme de St-Léonard. J’ai retrouvé ces jours-ci la lettre de celui-ci m’accusant réception de cet acte. Madame de Maupassant n’est plus en état de gérer ses biens. Je ne veux pas me trouver compromis. Quoique séparé à l’amiable j’ai encore une certaine responsabilité, et dans l’intérêt de ma petite-fille je veux m’opposer à toute vente faite sur une ancienne autorisation donnée par moi. Que dois-je faire ? À l’occasion vous seriez bien aimable de me donner l’adresse de M. Lavareille — je ne l’ai pas.