Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome III, pp. 306-307, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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De Gustave de Maupassant à Me Jacob

Ce 13 mai [1892.]
Monsieur,
Il y a trente ans et quelques mois, la vie en commun avec Madame de Maupassant n’étant plus possible nous nous sommes séparés à l’amiable. On fit un simple acte sur papier timbré. Madame de Maupassant prenait son bien et, en outre, sur la pension de quatre mille francs que me faisait mon père je lui servais une pension de seize cents francs pour les enfants. Une dizaine d’années après, mon père perdit toute sa fortune. Ma dot a été supprimée à partir de ce jour, et comme je n’avais pas un sou je suis entré comme deuxième caissier chef Eward Jules, agent de change.
J’ai vécu pendant 20 ans avec mille francs par an afin d’économiser quelques sous pour avoir du pain à mes vieux jours. Madame de Maupassant, qui n’a jamais pu vivre avec les cinq mille francs de sa dot, n’a cessé d’écorner son bien. Pour vendre, je devais donner mon consentement, que j’ai toujours donné sur la parole de Guy, qui me garantissait que je ne serais jamais inquiété, qu’il répondait de tout ! Guy avait fait une espèce d’arrangement avec sa mère pour qu’elle n’eût pas à se tourmenter pour son existence. Je ne sais au juste quelles en étaient les clauses, mais je sais qu’il y mettait largement de sa poche. Aujourd’hui il est certain que Madame de Maupassant ne peut plus vivre si elle ne touche rien de son fils. On m’a déjà averti qu’elle songerait à vendre la grande maison d’Étretat !... Guy étant absolument irresponsable, je ne veux plus rien autoriser... Permettez-moi de vous demander ce que je dois faire si cette demande de vente m’est faite officiellement ? Une catastrophe est imminente ; Madame de Maupassant qui n’a déjà plus sa tête sera affolée le jour où elle se verra sans un sou et elle se tuera. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Moi je n’ai, je vous le répète, qu’une rente infime, j’ai résisté, jusqu’à ce jour, à cause de ma chère petite-fille, à mettre mon peu de bien en fonds perdus et je veux persister jusqu’au bout ; mais depuis trente ans je n’ai plus rien de commun avec Madame de Maupassant, et je ne veux pas être responsable de ce qu’elle a vendu jusqu’à ce jour avec mon autorisation, il est vrai, mais avec la parole de Guy que je n’avais rien à craindre. La seule chose que je peux faire à la rigueur, et encore en vivant tous de privations, c’est d’alléger les charges de Madame de Maupassant en prenant le tiers ou la moitié de l’année, chez moi, ma belle-fille et ma petite-fille. Je compte, Monsieur, sur votre obligeance pour me donner un conseil.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma parfaite considération.
Gustave de Maupassant
Vous avez dû trouver chez mon fils, en faisant son inventaire, mon contrat de mariage qu’il m’avait emprunté il y a un an. Soyez assez bon pour me le renvoyer.
J’avais chargé mon neveu de vous entretenir de ces tristes affaires ; je ne m’adressais pas à vous ayant égaré votre adresse. Je la retrouve et je vous envoie directement cette lettre.

Villa Simone
à Sainte-Maxime S/M (Var).