Publication : Bienvenu Jacques, Maupassant inédit, pp. 28-32, Éditions Édisud, Aix-en-Provence, 1993, avec notes de l’auteur. Cette lettre est reproduite ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et d’Édisud.
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De Laure de Maupassant
à Gustave de Maupassant

Ce 9 mars 1862
Guy a eu hier un peu de migraine et se trouve en retard pour ses devoirs. Comme je ne veux pas, mon cher Gustave, que vous restiez plus longtemps sans nouvelles de vos enfants, je me décide à vous envoyer moi-même notre bulletin de chaque semaine. Les deux garçons vont toujours à merveille (car l’indisposition de Guy ne peut réellement pas être comptée) et le séjour du bord de la mer, joint à la vie active que je leur fais mener, leur a réussi au-delà de toute espérance. Vous reconnaîtriez à peine Hervé, tant il est grand et fort, sans être grossi pourtant ; il se développe et se dessine, il a une apparence superbe. Guy ne grandit pas si vite et a gardé l’air plus délicat ; mais il va très bien aussi, et nous ne devons nous plaindre sous aucun rapport. Les études marchent aussi bien que possible, et nous avons eu la chance de mettre la main sur un excellent professeur. Il était grand temps de se mettre au travail, car le pauvre écolier était si faible en latin qu’on ne pouvait le considérer comme en état d’entrer en septième ; il aurait été à la queue de sa classe. La première communion nous dérange encore et cependant nous allons nous trouver en état de commencer le grec à Pâques. L’histoire va moins vite que je ne voudrais, parce que notre abbé1 est sans miséricorde, et surcharge Guy de devoirs ; mais l’essentiel est de rattraper tout le temps perdu pour ce malheureux latin, et le reste ira toujours. L’enfant prend encore des leçons de calcul et de français de Seigneuret ; il va on ne peut mieux en calcul. Enfin, tout est en bon train.
Hervé prend aussi des leçons du maître d’école, car je crois que je ne serais jamais parvenue à lui apprendre à lire ; il marche fort bien avec Seigneuret et commence à épeler très passablement. Notre temps est divisé de manière à nous laisser trois heures de liberté dans le milieu du jour, et nous en profitons pour faire de longues courses à travers les bois, sur les falaises, ou au milieu des champs. Les enfants deviennent de solides marcheurs, et les petites jambes d’Hervé font des merveilles. Le temps est presque toujours beau, et très doux.
Cette pauvre Virginie est en très mauvaise veine, ses trois enfants ont été malades ; elle-même et son mari enrhumés au point de garder le lit, et à peine tout ce monde était-il en convalescence que voilà Mme d’Harnois mère prise d’une fluxion de poitrine. Le médecin n’en paraît pas sérieusement inquiet ; mais cependant, il faut attendre pour se prononcer. Ma mère est à Fécamp, et va retourner incessamment à Bornambusc près de ma sœur qui a bien besoin d’elle au milieu de tous ces ennuis.
J’écris à M. Dulac pour le prier de m’envoyer 1200 F de suite, et d’y joindre le compte de ce qui me restera d’argent chez lui, en y comprenant les 272 F 30 c qui restaient en caisse. Je lui écrirai plus tard pour rembourser ma mère à même mon argent ; mais je ne lui en parle pas aujourd’hui, pour ne point donner lieu à des erreurs.
Je puis vous assurer, Gustave, que notre position étant désormais nettement établie et avouée, et franchement acceptée de part et d’autre, vous pouvez attendre de moi, en toute circonstance, les procédés et les égards que je dois au père de mes enfants. Nous sommes devenus étrangers l’un à l’autre, et par cela même tout ressentiment, toutes récriminations doivent cesser. Qu’entre nous le passé reste désormais couvert d’un voile ; ce ne sera pas moi qui chercherai jamais a en évoquer les souvenirs. Un intérêt sacré nous est commun, l’avenir de nos fils, et nous ne devons jamais cesser de nous comprendre sur ce sujet. Vous pouvez venir à Étretat autant et aussi souvent que cela vous sera agréable, et vous serez certain d’y être toujours le bien venu. C’est avec franchise que je vous réitère cette invitation : et en l’acceptant, vous ferez plaisir à tous.
Il me serait bien difficile de vous mener les enfants à Bornambusc si cela devait se répéter ; car Guy perdrait ainsi le samedi et le lundi, et son temps est bien précieux à présent ; puis, dans tous les cas, je ne pourrais vous conduire Hervé qui est maintenant si malade dans n’importe quelle voiture qu’il vomit à faire pitié, et en a pour plusieurs jours à se remettre. Du reste, les diligences de Fécamp correspondent avec le chemin de fer, et sont si multipliées que cela ne vous prendrait guère plus de temps de venir jusqu’ici. Enfin, nous verrons tout cela lorsque vous serez disposé à vous mettre en route pour notre Normandie.
Votre caisse, contenant deux douzaines de chemises et trois ou quatre mouchoirs partira incessamment. Si vous voulez renvoyer ici votre linge à raccommoder, je me chargerai volontiers du soin de le faire entretenir.
Vous renverrez de Paris ce que vous voudrez comme linge et mobilier. Il serait fâcheux de vendre à vil prix des objets qui ont une valeur réelle ; ce serait une perte pour tout le monde, et nous pourrons prendre des arrangements à cet égard.
Je vous dis adieu, mon cher Gustave, avec d’affectueux compliments, et les enfants vous embrassent de tout leur cœur.
Le P. de M.

1 L’abbé Aubourg, vicaire à Étretat.