Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 139-141, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Gustave Flaubert

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris, 10 décembre 1877.
Il y a longtemps que je veux vous écrire, mon bien-aimé Maître, mais la politique ! ! ! m’a empêché de le faire. La politique m’empêche de travailler, de sortir, de penser, d’écrire. Je suis comme les indifférents qui deviennent les plus passionnés, et comme les pacifiques qui deviennent féroces. Paris vit dans une fièvre atroce et j’ai cette fièvre : tout est arrêté, suspendu comme avant un écroulement, j’ai fini de rire et suis en colère pour de bon. L’irritation que causent les manœuvres scélérates de ces gueux est tellement intense, continuelle, pénétrante, qu’elle vous obsède à toute heure, vous harcèle comme des piqûres de moustiques, vous poursuit jusque dans les vers et sur le ventre des femmes. La patience vous échappe devant l’imbécillité criminelle de ce crétin. Comment, ce général qui, jadis a gagné une bataille grâce à sa bêtise personnelle combinée avec les fantaisies du hasard ; qui, depuis, en a perdu deux qui resteront historiques, en essayant de refaire à lui tout seul la manœuvre que le susdit hasard avait si bien exécutée la première fois ; qui a droit à s’appeler, aussi bien que duc de Magenta, grand-duc de Reichshoffen et archiduc de Sedan, ou, sous prétexte du danger que les imbéciles courraient à être gouvernés par de plus intelligents qu’eux, a ruiné les pauvres (les seuls qu’on ruine), arrêté tout le travail intellectuel d’un pays, exaspéré les pacifiques et aiguillonné la guerre civile comme les misérables taureaux qu’on rend furieux dans les cirques d’Espagne !
J’ai l’air de faire des phrases — tant pis. — Je demande la suppression des classes dirigeantes : de ce ramassis de beaux messieurs stupides qui batifolent dans les jupes de cette vieille traînée dévote et bête qu’on appelle la bonne société. Ils fourrent le doigt dans son vieux cul en murmurant que la société est en péril, que la liberté de pensée les menace !
Eh bien — je trouve maintenant que 93 a été doux ; que les Septembriseurs ont été cléments : que Marat est un agneau, Danton un lapin blanc, et Robespierre un tourtereau. Puisque les vieilles classes dirigeantes sont aussi inintelligentes aujourd’hui qu’alors, aussi incapables de diriger aujourd’hui qu’alors ; aussi viles, trompeuses et gênantes aujourd’hui qu’alors, il faut supprimer les classes dirigeantes aujourd’hui comme alors ; et noyer les beaux messieurs crétins avec les belles dames catins. Ô Radicaux, quoi que vous ayez bien souvent du petit bleu à la place de cervelle, délivrez-nous des sauveurs et des militaires qui n’ont dans la tête qu’une ritournelle et de l’eau bénite.
Voilà 8 jours que je ne puis plus travailler, tant je suis exaspéré par le bourdonnement que me font aux oreilles les machinations de ces odieux cuistres.
Pourtant j’aurai achevé de refaire mon drame1 (tout à fait remanié), — vers le 15 janvier. Enfin, je vous le soumettrai peu de temps après votre retour. J’ai fait aussi le plan d’un Roman que je commencerai aussitôt mon drame terminé.
Et (par dessus tout) Hugo, — notre poète, — qui donne à dîner à tous les journalistes de Paris. Et qui demande à avoir auprès de lui Sarcey et Vitu, lesquels ne daignent pas venir. « On remarque leur absence et on les regrette »2.
Il y avait là Albert Delpit ! Cochinat ! et cent inconnus que Hugo a traités de grands artistes. Lisez son discours, du reste. Merde pour la société.
Je ne vais pas mal, malgré tout, et vous embrasse en espérant causer bientôt avec vous.
Guy de Maupassant
Ma lettre n’a peut-être pas le sens commun, elle vous prouvera toujours que je pense souvent à vous.
Compliments au bon Laporte.
Je pense d’après votre dernière lettre, que Madame Commanville est à Paris et je tâcherai de la voir demain.

1 La Trahison de la Comtesse de Rhune.
2 Le 11 décembre 1877, Victor Hugo, à l’occasion de la reprise d’Hernani, avait offert aux journalistes et aux comédiens qui jouaient la pièce, un banquet au Grand-Hôtel. — La présente lettre, datée du 10 décembre, n’a dû être terminée que le lendemain ou le surlendemain.