Publication : Maupassant Guy de, Correspondance, tome I, pp. 170-172, édition établie par Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973, avec notes de l’auteur.
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À Gustave Flaubert

Ministère de la Marine
et des Colonies
Paris, ce 21 août 1878.
Je ne vous écrivais point, mon cher Maître, parce que je suis complètement démoli moralement. Depuis trois semaines j’essaye à travailler tous les soirs sans avoir pu écrire une page propre. Rien, rien. Alors je descends peu à peu dans des noirs de tristesse et de découragement dont j’aurai bien du mal à sortir. Mon ministère me détruit peu à peu. Après mes sept heures de travaux administratifs, je ne puis plus me tendre assez pour rejeter toutes les lourdeurs qui m’accablent l’esprit. J’ai même essayé d’écrire quelques chroniques pour Le Gaulois afin de me procurer quelque sous. Je n’ai pas pu. Je ne trouve pas une ligne et j’ai envie de pleurer sur mon papier. Ajoutez à cela que tout va mal autour de moi. Ma mère, qui est retournée à Étretat depuis deux mois environ, ne va nullement mieux. Son cœur surtout la fait beaucoup souffrir, et elle a eu des syncopes fort inquiétantes. Elle est tellement affaiblie qu’elle ne m’écrit même plus, et c’est à peine si, tous les quinze jours, je reçois un mot qu’elle dicte à son jardinier.
Elle compte toujours sur la visite de M. et Mme Commanville au commencement d’octobre, et elle espère aussi que vous voudrez bien venir passer quelques jours près d’elle. Cela la distrairait et lui ferait beaucoup de bien. J’attends, pour demander mes quinze jours de congé, que vous m’ayez répondu si vous pourrez, ainsi que Mme Commanville, être libre à cette époque.
Notre amie Mme Brainne ne s’amuse guère à Plombières. Elle m’écrit de temps en temps et je lui envoie beaucoup d’histoires qui ne sont pas toujours très convenables, mais qui, du moins, peuvent l’égayer.
Suzanne Lagier vient quelquefois me voir à mon ministère ; elle met tout Paris en mouvement pour jouer Gervaise. Elle est bien farce, mais monotone, et sa personnalité de cabotine tient dans son esprit une place démesurée.
Comment se fait-il que Zola n’ait point été décoré, après la promesse de M. Bardoux ? La chose a fait du bruit, du reste, car tous les journaux avaient annoncé sa décoration. Je dois bientôt aller passer un dimanche chez lui ; j’ai envie de voir ce qu’il m’en dira. Je suis sûr qu’il est très embêté. Qu’avait-il besoin de cela ?
J’ai rencontré Tourgueneff quelques jours avant son départ pour la Russie, et je l’ai trouvé triste et inquiet. Quelques accidents qu’il avait eus au cœur l’avaient décidé à consulter, et le médecin avait constaté une maladie du ventricule gauche. Tout le monde a donc le cœur détérioré.
Quant à moi, je suis toujours déplumé. La Faculté croit maintenant qu’il n’y a rien de syphilitique dans mon affaire, mais que j’ai un rhumatisme constitutionnel qui a d’abord attaqué l’estomac et le cœur, puis, en dernier lieu, la peau. On me fait prendre des bains de vapeur en boîte, ce qui, jusqu’ici, ne m’a rien fait. Mais ce traitement, joint aux tisanes amères, sirops et eaux minérales de table, a mangé le peu d’argent que j’avais mis de côté pour mon été. Ça, c’est toujours un résultat. J’espère, pour la confusion des médecins, que je n’en obtiendrai pas d’autre.
Je vous embrasse de grand cœur, mon cher Maître, et vous prie de m’écrire quelques mots entre deux phrases de B. et P.
Je vous serre encore les mains.
Guy de Maupassant